Les champs de bataille
touillée avant de s’en éloigner, la cuisine lui ayant soudain paru indigeste. Il avait redonné de la gueule au tricolore. Il avait presque fait oublier l’abjection de Vichy. Les collaborateurs comme ceux qui tondaient – la vengeance est un plat mauvais. Mais il restait l’homme d’une époque. Celle qui avait pris naissance avec l’affaire Dreyfus, les ligues, Péguy et Maurras – le temps des Cagoulards, qui avaient aidé à la reconstruction puis à la cimentation de valeurs odieuses. De Gaulle n’était pas Pétain, mais il avait lui aussi poussé sur un terrain fertilisé depuis longtemps. Ce n’était pas celui de Jean Moulin.
Quatre ans avant mai 1968, effaré, le juge avait vu Max entrer au Panthéon. Malrauxl’avait accueilli. Les villes et les villages de France avaient débaptisé leurs rues pour leur donner son nom : avenue Jean-Moulin, parc Jean-Moulin, square Jean-Moulin, bibliothèque Jean-Moulin, lycée Jean-Moulin. Avant cela, Jean Moulin n’existait pas. A peine dans les livres, si peu au cadastre national. On n’avait pas besoin de lui. On l’avait oublié.
Après Caluire, le juge l’apprit très tardivement, un petit groupe de résistants s’était posté aux abords de la prison de Lyon où Max était enfermé. Ils voulaient le sauver. Ils ne purent rien faire. Ils manquaient de moyens. Il fut demandé au général de Gaulle d’intervenir ou de faire intervenir l’un ou l’autre des Alliés, Roosevelt, Churchill, pour plaider sa cause à Berlin. Cela se fait dans toutes les guerres. Pas ici. Personne n’a levé le petit doigt pour Jean Moulin. Mais en 1964, à l’approche des élections prévues l’année suivante, il fallait redorer le blason du pouvoir issu de la guerre. Rappeler combien la France résistante avait été glorieuse. Rouvrir autour de son chef les pages de la légende. Jean Moulin, post mortem , reprit du service.
Le juge l’imagine quatre ans plus tard, juché sur le lion de Denfert. Comment aurait-il pu rejoindre l’homme qu’il avait si bien servi, luiou son ministre de la Culture en première ligne devant le Soldat inconnu, alors que, venant de Rambouillet, la deuxième division blindée approchait d’Issy-les-Moulineaux ? Le roulement des chenilles sur le pavé de Paris, les enfants de la bourgeoisie dans le viseur des périscopes, ces Juifs allemands anarcho-joyeux qui rêvaient d’un monde sans pouvoir – et qui, pour cette seule raison, ne l’auraient pas pris –, les barricades de l’utopie face aux blindés de l’ordre. Comment lui, homme de gauche, aurait-il pu ne pas donner la main à ces enfants du monde, ni humiliés, ni spoliés, ni défavorisés, pourtant juchés sur les barricades de la Fraternité afin d’aider les ouvriers, les Noirs, les Arabes et les femmes à se libérer ? René Hardy, peut-être, Barrès, certainement, se fussent trouvés sur les Champs-Elysées au côté d’André Malraux. Mais pas Jean Moulin.
L’usurpation dont il avait été l’objet scandalisait le juge. Il puisait là une partie de la justification à son travail de reconstitution. Il considérait qu’on lui avait volé ses engagements, ses combats, son identité. Le juge n’avait aucun titre pour lui rendre les qualités qu’on lui avait retirées. D’autres, ne se laissant pas déposséder si facilement d’une légitimité plus objective, ne manqueraient pas de le vouer auxgémonies, opprobres idéologiques, condamnations politiques… Peu lui importait. Pour une fois, il assurerait sa propre défense. S’il était par trop malmené, il fonderait sa plaidoirie sur un élément très personnel qu’aucun procureur ne se permettrait d’abattre d’un revers de manche. On le considérerait alors comme un type à plaindre, au mieux comme un affabulateur. Mais il se libérerait d’un silence qu’il n’avait jamais pu briser, d’un bégaiement dont il voudrait assurer enfin la parole, le jour, la nuit, face à René Hardy.
Instruction 3
Tandis que le greffier introduit les feuilles de papier embrassant un carbone dans le rouleau de sa machine à écrire, le juge cherche dans l’armoire trois dossiers qu’il a rangés à l’écart des autres, sur le rayon supérieur. Il ne les ouvre pas. Il les dépose sur son bureau puis s’assied. Sur le premier dossier, il est écrit Rapport F ; sur le deuxième, Rapport K. Il n’a pas besoin de les ouvrir pour savoir ce qu’ils enferment. Il les a étudiés minutieusement. Il
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