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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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mille entre République et Denfert, le Général paradait à Bucarest, en grand uniforme, dans la voiture du satrape roumain Ceaucescu. A la fin du mois, il s’était envolé pour Baden-Baden afin de s’assurer du soutien de l’armée en cas d’insurrection. Les forces françaises stationnées en Allemagne contre Paris l’insurgée. Comme les Prussiens et les Versaillais. On pouvait en rire. Jusqu’au moment où il apparut que le grand homme avait appelé le général Massu à la rescousse. Massu, le tortionnaire d’Alger.
    Le juge se souvient qu’avant la répression de la chienlit, la gauche était en fête. Le pays vivait, les trottoirs rayonnaient. Sous la Révolution française, avant la Terreur, c’était certainement pareil. Et aussi pendant la Commune, sur la butte Montmartre. Et même à Madrid, en juillet 1936. Plus tard, mais il n’y sera pas davantage, au Portugal, et, avant la déroute programmée par les staliniens montés sur leurs chars (leur place préférée), lors du Printemps de Prague.
    Paris 68, c’était une joie collective. Des centaines de personnes, jeunes, moins jeunes, toutes classes mêlées, allaient sur les trottoirs et la chaussée. Parmi elles : le juge. Il n’y avaitplus d’essence, le ravitaillement manquait, les cageots recouvraient les Halles et les ordures les quais de l’Alma, mais cela importait peu. Il s’agissait avant tout de mettre en musique un graffiti inspiré de Saint-Just qu’une main anonyme avait bombé en rouge devant l’amphi Che-Guevara de Nanterre : Le bonheur est une idée neuve . Oui, ce bonheur-là, Jouir sans entraves, Révolution je t’aime, Soyez réalistes demandez l’impossible , cette farandole nationale offrait à chacun une place sur un manège tourbillonnant, joyeux, solidaire et généreux.
    Le pays était en conclave. Il débattait de tout, partout. Il exigeait la libération des camarades emprisonnés, la réouverture des universités, la liberté d’expression, l’autogestion des usines, l’abolition de l’article 16, la mise à la retraite des militaires au pouvoir. Dans la cour de la Sorbonne, Pasteur tenait un drapeau rouge à la main. Dans les manifs, les drapeaux du Nord-Vietnam claquaient au vent mauvais des lacrymos. Depuis, s’interroge souvent le juge, où et quand les foules ont-elles été emportées par semblable tourbillon ? Où et quand ont-elles autant aimé ce pays qui prenait le large ? Même ceux qui haïssaient les concepts de nation, de frontière, le patriotisme, l’Empire, Napoléon et l’Union française, défendaient cepays-là, le leur, qui descendait dans la rue pour s’ouvrir aux autres. Les événements rompaient la monotonie des jours. Ils inoculaient dans le sang de la jeunesse une idée de mouvement, de dysfonctionnement, de rupture, d’après quoi tous les amis du juge construisirent leurs vies. Il fallait changer le monde. Moins pour l’ennui dans lequel la société était, paraît-il, engluée, que pour le dégoût inspiré par l’Histoire. Il fallait faire exploser une complaisance revêtue des oripeaux de la réconciliation nationale. Parler d’hier. Demander des comptes. Les jeunes du mois de mai ne se sont pas révoltés contre l’image d’un père sévère exigeant travail et obéissance. Trop simple. Ils n’étaient pas assez stupides pour confondre les rôles et les soustraire à l’Histoire. Le père à abattre, s’il y en avait un, c’était celui qui avait vécu à la même époque que l’ancêtre maréchal, avait partagé les mêmes valeurs à quelques déviances près, les avait combattues un peu plus tard car elles avaient finalement coûté la vie à la Nation, couchée, vautrée, collaborante pendant quatre ans splendeur défaite que le Général avait rétablie sur ses pieds bots, avec l’accord de tous. Ce n’était pas simplement lui qu’ils avaient tenté de prendre dans les filets de leurs barricades. C’était toute la famille. Ilsvoulaient détruire le vieux et l’ancien. Tourner la page. Aider le moderne à émerger, enfin. La révolte contre le père était seulement une invention du père.
    Le Général était de ceux-là, et le juge le savait. Action française et Résistance, cela n’était pas incompatible. En juin 1940, il avait relevé le drapeau qu’un maréchal de France octogénaire et gâteux avait souillé en le plongeant dans une pâtée préparée longtemps à l’avance, que lui aussi, comme beaucoup d’autres, avait

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