Les champs de bataille
suppose que la sécurité militaire a diligenté des enquêtes auprès des services pour vérifier les sources et les provenances, qu’elle a ordonné des analyses du papier, de l’encre et des tampons avant d’obtenir des autorités la première arrestation de René Hardy. Celui-ci travaillait alors au ministère des Prisonniers de guerre et Déportés. Son interpellation bouleversa les milieux de la Résistance et fit les gros titres de lapresse pendant des mois. En janvier 1947, son procès devant la Cour de justice de la Seine suscita de nouveau moult débats et commentaires. M e Maurice Garçon obtint son acquittement.
Le juge avait suivi les débats, les interrogatoires, les confrontations, les réquisitoires, les plaidoiries. Connaissant le dossier sur le bout des doigts, il sait où se sont glissés les dérobades et les mensonges. Il a repris une enquête souterraine, questionnant ou faisant questionner par des tiers des personnages contestés par la défense ou oubliés par l’accusation : anciens résistants, balances, détenus… Cette fois, il veut faire plier Hardy. Non pas le condamner, mais le contraindre à la vérité. L’obliger à démasquer celui ou ceux qui l’ont envoyé à Caluire alors qu’il n’avait rien à y faire. L’entendre dévoiler le nom de l’ombre qu’il protège.
Assis derrière le bureau, ayant retourné les dossiers F et K en sorte qu’ils restent anonymes, ayant placé le troisième (une chemise rouge) sous un lourd cendrier en onyx, le juge attend que le prévenu lui soit amené. Avant sa libération, Hardy a passé deux ans en prison. Il a goûté à la liberté pendant deux mois. Depuis sa nouvelle incarcération, mille coups de téléphone ont été donnés, autant de démarchestentées pour le faire libérer. Le juge a ordonné qu’on le tienne à l’écart de ces mouvements qui ne l’intéressent pas. Il ne prend aucun correspondant au téléphone pour n’avoir pas à les envoyer promener. Il redoute les interventions intempestives, les pressions. Les proches de René Hardy, ceux qui connaissent la vérité et qui n’espèrent que le silence, savent que le juge est désormais le seul détenteur de l’élément nouveau qui a provoqué l’arrestation. Quel est cet élément ? C’est aussi, évidemment, la question que se pose René Hardy.
Pourtant, quand il entre, il reste longtemps silencieux. Il attend qu’on lui retire les menottes, il se frotte les poignets comme il fait toujours, puis il s’assied non loin du poêle et il attend. Il esquisse une moue dégoûtée en respirant l’odeur d’eau de Javel qui empuantit le cabinet. Il ne regarde pas le juge. Il fixe un point éloigné, peut-être les clochetons de la Conciergerie, un nuage s’effilochant dans le ciel. Quand ils pénètrent dans le cabinet d’instruction, les détenus observent souvent le monde extérieur tel qu’il leur apparaît ici et qu’ils ne le voient plus depuis leur cellule. Dehors, dedans : les promeneurs le long de la Seine, les voitures, le combiné du téléphone posé sur sa fourche, la machine à écrire… René Hardy n’en est pasencore là : ces mouvements, ces objets, tous les indices d’une liberté évanouie ne lui sont pas des mirages.
« Vous imaginez-vous, demande le juge, quelles furent les pensées de Jean Moulin lorsqu’il fut confronté pour la première fois à Klaus Barbie ? »
Hardy garde le silence.
« Sans doute avait-il déjà été torturé. »
Il ne bouge pas d’un millimètre quand il répond :
« Nous ne sommes pas là pour ça.
— Si, objecte le juge. Nous sommes là précisément pour ça. Si c’est ainsi que vous appelez Jean Moulin.
— Je l’appelais Max, rétorque Hardy. Je ne le connaissais que sous cette identité.
— Alors appelons-le Max et reprenons.
— Je voudrais savoir en vertu de quel élément nouveau vous m’interrogez.
— Je vous le dirai en temps voulu. »
Hardy se détourne de la fenêtre et plante son regard dans celui du juge. Lequel le soutient sans ciller. Il dit :
« Vous ne remporterez pas cette manche.
— Donnez-moi vos états de service pendant la guerre.
— Ils ne valent pas les vôtres », répond le juge.
Il comprend que dans sa situation Hardy ne puisse recourir à aucune autre parade que celle-ci : rappeler à son interlocuteur qu’en matière d’héroïsme, il ne lui arrive pas à la cheville.
« Cependant, la question n’est pas là.
— Je peux la
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