Les champs de bataille
irrespectueuse, mal élevée, accaparant une place qui ne lui appartient pas encore, qu’elle a pour ainsi dire volée, à vingt ans ils devraient tous voyager debout). Les vieux, surtout sans canne et sans déficience marquée, brinquebalaient douloureusement entre les uns et les autres jusqu’à ce qu’une bonne volonté soucieuse d’action quasi héroïque, s’en félicitant largement avant et après, se levât.
Il y avait les resquilleurs. Ceux-là, le juge lescomprenait. Il reconnaissait dans leurs manières les coups d’œil furtifs et tendus des clandestins, les camarades de Max et de Didot, lui-même au sortir de sa cuisine. Il les observait, estimant leur habileté à dissimuler le poids du secret qu’ils portaient en eux. Il savait distinguer les habitués des occasionnels, ceux qui redoutaient les contrôles parce qu’ils ne pourraient pas payer l’amende, et les autres, qui montaient par l’arrière pour marquer leur désaccord avec le prix prohibitif d’un billet d’autobus. Le juge était d’accord avec ces derniers, donc avec les premiers. Lorsqu’il exerçait encore, il instruisait sans sévérité les dossiers des voleurs de pommes. Il admettait, il admet toujours, qu’on puisse voler lorsque la faim commande.
Il y avait ceux qui bloquaient le passage pour descendre plus vite ou se protéger des compressions, rappelés sèchement à l’ordre par les nouveaux arrivants qui souhaitaient passer, ou par une injonction du chauffeur à laquelle ils finissaient par obéir, bien obligés. Ceux-là, le juge les détestait. Leur comportement trahissait un égoïsme plus condamnable encore que celui des passeurs de files : ceux-ci trichaient pour gagner une place alors que les voyageurs formant bouchon cherchaient avant tout à garder la leur. La société, dans l’esprit du juge, mouraitde cet esprit conservateur qui empêchait tout progrès, toute avancée sociale, justifiait le désir de révolutions qui traversait parfois le monde, bloqué par quelques momies cramponnées à leur siège. Le spectacle de l’autobus le poussait à envisager la lutte des classes comme une réalité indépassable des transports en commun. Il déplorait que les idéologies modernes eussent transigé avec ce principe de base.
Il descendit place Léon-Blum, marcha jusqu’au boulevard Voltaire, n° 179, s’assit sur le banc qu’il occupait habituellement et attendit. Lorsqu’un visiteur s’approcha de la porte codée, il se précipita derrière lui et entra sur ses talons. Cependant, il ne parvint pas à franchir la barrière des interphones. Il resta dans le hall d’entrée une bonne heure. Alors qu’il s’apprêtait à renoncer, un enfant sortit de l’ascenseur. Le juge profita de cette chance pour le bousculer et entrer dans l’immeuble. Il s’aventura dans les couloirs. Il poussa une première porte, qui ouvrait sur les poubelles, une seconde, qui protégeait un local à vélos, puis fut chassé par un locataire sans avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il poursuivit son chemin sur le boulevard, obliqua à droite dans la rue des Boulets. Il savait qu’ilne trouverait pas de cinéma, qu’il aurait beau fureter encore dans le quartier autant qu’il l’avait déjà fait, l’évidence ne varierait pas : le cinéma n’existait plus, et pas davantage l’ancien n° 179.
Il revint vers Charonne et entra dans un café. Il choisit une table à l’écart, commanda un bouillon Kub et observa alentour, à travers les vitres, comme faisait Max dans les bistrots de Lyon où il fixait ses rendez-vous.
Il sortit un petit carnet de sa poche. Il y nota les quelques points sur lesquels il comptait interroger René Hardy la prochaine fois qu’ils se retrouveraient : son emploi du temps jusqu’à la réunion de Caluire, le rôle de sa fiancée, Lydie Bastien, dans les événements venus et à venir, Barrès, enfin, Max.
Max apprit l’arrestation du général Delestraint par son secrétaire, Alain, cinq jours après le drame. Cela se passait dans sa planque lyonnaise, un meublé loué sous un faux nom, place Raspail, à Mme Labonne, une logeuse discrète. Alain ne s’y rendait que sur rendez-vous. Lorsqu’il le vit, Max comprit aussitôt qu’un événement grave était arrivé. Pour des raisons de sécurité, il lui intima le silence. Il le rejoignit à l’extérieur, dans un petit square,puis le revit le lendemain dans un restaurant où il avait ses habitudes.
L’arrestation du chef de
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