Les champs de bataille
alors qu’il marche en direction de l’école de son quartier, enfermé en lui-même comme s’il se trouvait encore devant ses cahiers, ses dossiers, ses notes, il acquiert peu à peu la conviction que Hardy ment sur un point pour en protéger un autre. Il n’a sans doute pas été reconnu comme le chef de Résistance-Fer la première fois que Barbie l’a interrogé. Il se peut, en effet, qu’il ait été relâché, tenu en laisse, le collier à peine serré autour du cou. Mais il a été repris. Et cette deuxième fois, Barbie l’a collé au mur. Il savait à qui il avait affaire. Il savait qu’il avait été berné. Il a renouvelé son offre, l’assortissant cette fois de conditions plus strictes : la vie de Lydie Bastien contre une information majeure. Pas seulement des noms vagues et des adresses fantaisistes. Un gros coup. Peut-être est-ce ici que se situe l’aveu de Didot/Hardy : « Pour que Barbie me libère, j’ai lâché quelques informationssans intérêt sur les cibles à faire sauter au moment du débarquement. »
Peut-être cette information n’a-t-elle pas suffi à Klaus Barbie. Il a demandé davantage. Quelque chose de très important. A la hauteur de l’amour de René Hardy pour sa fiancée, si belle, si jeune. Peut-être a-t-il demandé la tête du représentant du général de Gaulle parachuté de Londres. Max.
Le juge s’assit sur le banc, près de l’école de son quartier. Les enfants étaient revenus. Mais, loin de l’apaiser, leurs chants, cette fois, provoquèrent en lui une crispation intérieure. Il se leva et s’éloigna, marchant vite. Entre la maison du docteur, à Caluire, et le siège de la Gestapo, il y a une école. Emporté dans la Citroën noire, Max est passé devant. Cette image déchire le juge. C’est toujours l’histoire de la dernière fois.
Il grimpa dans un autobus qui passait. Il ne savait pas où il allait, et peu lui importait. Une oppression diffuse l’avait gagné. Il la reconnaissait : elle prenait naissance à la table de l’instruction, dans la cuisine. Par chance, elle ne l’étouffait jamais longtemps. Le sachant, le juge ne s’épuisait pas à la combattre. Il s’y abandonna, tassé dans un coin de l’autobus, observant ses compagnons de voyage mine derien. Il avait appris, depuis le temps. Il observait dans le reflet des fenêtres, se retournait vers les silhouettes suspectes quand elles regardaient ailleurs, descendait lorsque l’oppression devenait trop forte, fuyait alors sur les trottoirs jusqu’à un passage où il s’enfonçait, un immeuble à double entrée qu’il traversait à la hâte avant d’être bienheureusement saisi par une réalité qui lui paraissait soudain confortable.
L’autobus, ce jour-là, semblait sûr. Le juge retrouvait au coin des regards les expressions des jours ordinaires. Une fois sorti de cet état qui l’assujettissait à une époque et à des situations évidemment incomparables, il se plaisait à observer la reptation des mains sur les poignées de maintien des autobus, les doigts crispés sur la position acquise, n’en cédant pas une parcelle aux intrus tentant à leur tour de s’agripper. Il y avait ceux, debout, qui surveillaient ceux, assis, dont un geste signalait le lever imminent : soit qu’ils ramassent leur sac, soit qu’ils s’apprêtent à prendre appui sur l’accoudoir, soit qu’ils vérifient le nom de la station, soit qu’ils se tournent vers leur voisin pour s’excuser d’avoir à les déranger ; sitôt leur séant à l’air libre, les convoiteurs se mettaient en marche pour prendre la place, sebousculaient pour arriver les premiers, le gagnant baissant le regard pour n’avoir pas à croiser l’œil courroucé du perdant. Il y avait ceux qui s’accrochaient aux poignées, autant pour ne pas trébucher que pour se retenir à une ancre métallique, préférable au choc des corps qui oblige à s’excuser furtivement, à respirer l’odeur d’autrui, à pénétrer une intimité sans l’avoir choisie. Il y avait les prioritaires à qui peu cédaient leur place, qui fixaient les assis avec hargne et violence, leur ordonnant muettement de se lever puis, n’y parvenant pas, les fixant rageusement afin de leur injecter au moins un soupçon de culpabilité. Les femmes enceintes osaient demander ; souvent, elles n’avaient même pas besoin de le faire : la foule aime la jeunesse quand elle est fragile (elle la déteste lorsqu’elle ne bouge pas,
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