Les champs de bataille
Barbie me libère, j’ai lâché quelques informations sans intérêt sur les cibles à faire sauter au moment du débarquement. »
Il repose les feuillets et fait face à Hardy :
« Ce sont vos propres propos.
— Cela n’a rien à voir avec les cent cinquante pages dont parle Kaltenbrunner.
— Possible, répond le juge. Mais c’est un aveu. »
Il revient vers le greffier, vérifie que les derniers propos ont été correctement transcrits et dactylographiés. Puis il ajoute le dernier feuillet à la liasse placée sur la table, pose l’ensemble devant René Hardy, lui tend un stylo et dit :
« Signez. »
Hardy paraphe et signe sans relire.
« Vous venez d’admettre un point essentiel », dit le juge après avoir récupéré les feuillets.
D’une approbation de la tête, Hardy contresigne.
« Qu’il ait ou non associé Hardy à Didot, quand il vous lâche dans la nature, le soir du 10 juin, Klaus Barbie vous tient. »
Il le tient dans le collier de l’amour. Le tortionnaire s’est fait maître chanteur. Lorsqu’il sort de l’Ecole de santé militaire, le propriétaire des deux tracteurs Hanomag, germanophile prétendu, est en laisse. A l’autre bout, loin derrière, suivent les hommes de la Gestapo. S’ils savent qu’ils pistent Didot, l’allonge est courte. S’ils ont été dupés, la corde est plus lâche. Dans les deux cas, Hardy est devenu gibier. Et il le sait. Le juge possèdeplusieurs attestations de témoins à peu près incontestables qui, tous, confirment son désarroi. Quand il retrouve ses compagnons, le lendemain de son retour de Nîmes, Hardy est perdu. Il a rendez-vous avec eux place Carnot à Lyon. Selon les habitudes de la clandestinité, il marche avec le premier quelques minutes, puis retrouve le second non loin. A ce dernier, qui s’étonne de le trouver anxieux, mal dans sa peau, presque apeuré, Hardy confie qu’il a failli être arrêté, qu’il a échappé à ses poursuivants en sautant du train. Il dit qu’il a été contraint d’abandonner sa valise dans le compartiment, qu’il n’a plus rien, même pas de quoi écrire. Son camarade lui donne un stylo. Hardy bredouille : « Ça va mal, ça va très mal. » Puis il s’éloigne. Quelques minutes plus tard, deux agents de la Gestapo fondent sur l’homme qu’il vient de quitter. Ils le poussent dans une Citroën noire (la même que celle qui emportera Max onze jours plus tard ?), le conduisent dans un bâtiment où ils le frappent jusqu’à l’évanouissement. Ils lui intiment un commandement unique : « Avoue que tu es Didot ! » L’homme n’avoue rien. Entre deux voiles de son cauchemar, il entend l’un de ses tortionnaires dire à son complice : « C’était l’autre. » Mais quelques jours plus tard, au cours d’unnouvel interrogatoire, on lui assurera qu’il a été arrêté à cause de Didot.
Le juge sait tout cela, qui le conduit à douter : Barbie, en effet, peut avoir relâché Hardy sans avoir reconnu en lui Didot, le chef de Résistance-Fer. Jouant avec les noirs, position inversée, il peut également imaginer que Barbie ait fait arrêter son camarade dans le seul but de protéger sa source : lui demandant s’il est Didot, il couvre celui-ci aux yeux de ses camarades. Mais la réplique adverse serait imparable : l’adjoint de Hardy ayant été déporté, devenant donc muet pour ses camarades, il ne pouvait plus jouer aucun rôle. Il est donc possible que les agents de la Gestapo l’aient arrêté croyant véritablement avoir affaire à Didot. En ce cas, pourquoi avoir laissé partir l’homme qui parlait avec celui qu’ils confondirent avec Didot et qui, du fait même de leur conciliabule, avait certainement, lui aussi, des choses à avouer ? Et pourquoi, après avoir torturé le malheureux pendant des jours, l’informer finalement que celui qu’ils voyaient en lui est celui qui l’a donné ?
Après chaque séance, lorsque, épuisé, le juge abandonne la table de sa cuisine, il se retrouve dans la peau qui fut la sienne pendant trenteans : celle d’un magistrat plongé dans l’instruction en cours. Il y reste. Même s’il quitte son appartement, refermant doucement la porte pour ne pas être entendu par ses voisins de palier, descendant six étages à pied afin ne pas être interpellé dans l’ascenseur, évitant le regard menaçant du gardien en se baissant sous sa fenêtre, ses pensées rôdent autour de la partie en jeu. Et ce jour-là,
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