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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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quelles furent les dernières heures du tirailleur sénégalais, mais il sait pour Jean Moulin. Il fut sauvé cette nuit-là. Rescapé de la scène primitive, il constitue l’ultime vestige d’une réalité invisible. Ce voisinage apporte au juge une identité qui lui convient : il n’en a aucune autre.

 
    Il n’a pas dormi. Les hommes ont grondé dans le couloir, des renforts ont été amenés, ils ont frappé pendant longtemps contre la porte de l’appartement, exigeant son ouverture. Le juge ne bougeait pas. Il était terrorisé. Par la fenêtre, il fixait les lumières des appartements d’en face, trente-deux étages, il se trouvait au vingt-cinquième, il pourrait sauter, d’autres l’avaient fait, il tomberait en moins de cinq secondes, c’était cela ou le martyre indicible. Max lui-même avait eu peur, il s’était égorgé, on l’avait sauvé, l’agonie, trois ans plus tard, avait été épouvantable. De l’autre côté de la cloison, les hommes se regroupaient, prêts à faire sauter la serrure. Ils procéderaient comme toujours, glapissant en entrant, hurlant comme ils l’avaient fait dans la maison du docteur, les mêmes gestes, une brutalité animale, « Wolf, mords le nègre ! », on le menotterait dans ledos, on le pousserait dans l’une des voitures noires stationnant en bas, personne ne bougerait pour le sauver, ce serait comme avant, ce serait comme toujours.
    Tapi dans sa chambre, claquant des dents, le juge tend l’oreille tout en cherchant autour de lui un endroit où mieux se cacher, mais il n’y a rien, aucun espace salvateur, il est pauvre, il n’a qu’une commode, un lit, aucun coin où disparaître, vingt-cinq étages seulement. Il s’efforce de maîtriser sa respiration pour qu’on ne l’entende pas de l’autre côté, s’ils ont forcé la porte principale, s’ils se préparent silencieusement, puis il réalise qu’ils ne procèdent pas ainsi sauf lorsqu’ils tendent une souricière, par exemple celle de la rue Bouteille où ils ont arrêté la couturière et la collaboratrice de René Hardy. Ils débarquent toujours à grand bruit, s’aidant du vacarme pour pétrifier, tout comme les Stukas sifflaient en piqué pour créer la panique avant le lâchage des bombes. Ils ne se sont certainement pas regroupés devant l’ascenseur ou dans les couloirs, ils n’ont pas non plus cogné à la porte, ce n’est pas eux, il y a erreur et confusion, le juge se redresse lentement, un peu hagard, il repousse la commode, abaisse la poignée et sort de la chambre. Il avance sans bruit vers l’entrée. Il colle l’oreillecontre le battant. Une minute encore, et il observe le couloir à travers l’œilleton. Tout est plongé dans l’obscurité. Il ouvre la porte et sort sur le palier. Il pousse le bouton de la minuterie. Il étouffe un cri : un homme le regarde, debout sur la dernière marche de l’escalier.
    « Vous êtes frappé… Totalement congelé. »
    Il reconnaît la voix rocailleuse du gardien.
    « Vous hurlez tout seul dans votre cuisine… »
    Le juge murmure une excuse, ébauche un salut maladroit, puis il revient chez lui où il s’enferme à double tour.
     
    Dans la chambre, il se campe derrière la fenêtre. Il s’oblige à regarder la tour d’en face, où les cases s’animent des couleurs du réveil, les salons étant désertés, les chambres ouvertes, les cuisines occupées. Il tente de se persuader qu’il observe un paysage à travers le vieux kaléidoscope qu’une femme de service lui offrit naguère à l’Assistance, la seule personne qui lui eût jamais fait un cadeau dans son jeune âge, et il s’empare des jumelles en plastique pour la chercher dans le paysage du matin qui s’offre à lui. Il y a moins d’intimités que le soir, plus d’allées et venues, les enfants débouchant de profondeurs invisibles pour rejoindre leurs parents, laplupart debout derrière les feux des cuisinières, les hommes, cette fois, au côté des femmes.
    Le juge promène ses jumelles horizontalement tel un général cherchant les guerres à venir ; il y a de cela dans les gestes, les mouvements, la nervosité, les impatiences des silhouettes apparaissant dans les lunettes grossissantes, les unes comme les autres ne cessant de chercher l’heure du regard, consultant les horloges pendues aux murs ou les montres fixées aux poignets. Il n’y a pas de femmes de ménage. Moins encore de femmes de service. Mais le juge a changé d’horizon. Au

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