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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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vingt-septième étage, quatrième appartement à partir de la gauche, un homme seul vérifie sa tenue dans une pièce qui semble être une chambre, un homme de profil ajustant son nœud de cravate, enfilant un manteau puis un feutre dont il rectifie la bordure d’un bref effleurement du doigt, et le juge, fasciné, s’absorbe dans la contemplation de cet individu encore jeune, le cheveu brun coupé court, qui glisse les pans d’un cache-col dans l’échancrure du manteau pour dissimuler une cicatrice zébrant le cou, vérifie d’un coup d’œil circulaire que tout est en ordre chez lui puis disparaît dans le tunnel obscur d’un couloir, exactement comme Max fit dans sa planque lyonnaise avant de rejoindre Alain,son secrétaire, le jour où il apprit l’arrestation du général Delestraint à Paris ; ou encore le matin de ce 21 juin tragique, lorsqu’il quitta son meublé pour ne plus y revenir, quelques heures avant l’arrivée des voitures noires sur la place Castellane.
    Le juge file à la verticale pour se défaire de cette image, oblique sur les dernières hauteurs puis redescend au mitan de la tour où, les minutes passant, les lampes s’éteignent les unes après les autres dans les pièces se vidant, les actifs migrant vers les lieux de travail, écoles, bureaux, chantiers, usines, au sein d’une société surprenante, capable d’offrir des tâches et des activités immensément variées à ces insectes uniformes quittant les mille et une alvéoles d’une ruche bientôt désertée, les meurtrières des couloirs, aux deux extrémités de la tour, s’emplissant d’une foule descendante qui essaime vers les ascenseurs et les escaliers.
    Le juge suit le mouvement général au gré des étages, dans les parkings encerclant la tour, au pied des stations d’autobus, lui-même gagné par l’effervescence et la nervosité, comme s’il craignait d’être en retard, de rater une marche menant au fronton de la vie active alors que son statut du jour, de la veille et du lendemain, est à peu près comparable à celui des personnesrestant en arrière, seuls dans le kaléidoscope – chômeurs, vieux, cas sociaux, bientôt plantés devant des écrans stupides à mourir devant des paysages cathodiques informes.
    Le juge se détourne et tire le rideau. Il sort son matériel d’entretien et entreprend de cirer la seule paire de chaussures qu’il possède. Il les nettoie, les lustre avec soin, puis il se chausse, revient vers la tour et, bien qu’épuisé par le spectacle de la vie active, décide de sortir voir le monde.

 
    Il descendit les étages à pied, évitant l’ascenseur de crainte d’y croiser l’un des voisins qui avaient cogné à sa porte la veille. Il marqua une pause prolongée au rez-de-chaussée, se dissimulant derrière un pilier lorsqu’il crut apercevoir la silhouette haute et légèrement penchée du gardien. Comme celui-ci se dirigeait vers les boîtes aux lettres, il poussa la porte du local à poubelles et s’y réfugia. Il y resta une partie de la matinée. Il s’en échappa car la pluie commençait à tomber. Il avait froid. Il se baissa pour passer sous les fenêtres de la loge, pressa le pas dans la rue et se retrouva peu après devant l’école. Les enfants en sortaient. Ni eux ni leurs mères ne parvinrent à le rassurer. Il n’était pas encore totalement remis des confusions de la nuit. Un poids indéfinissable pesait sur ses épaules. Une inquiétude plus qu’un danger. Il lui semblait se mouvoirdans une purée de pois. Il marchait les épaules rentrées, les mains enfoncées dans les poches de sa veste, comme s’il tentait de prendre le moins de place possible, de disparaître en lui-même. Il surveillait ses arrières. Il vérifiait le visage des passants qu’il croisait. Chaque pas lui coûtait.
    Il prit l’autobus. Il descendit à Saint-Michel, longea les quais jusqu’au pont Saint-Louis, rejoignit le quai de Bourbon, sous le pont Louis-Philippe, et s’assit sur un banc, devant la Seine. Il avait repéré l’endroit depuis longtemps. Il ne ressemblait pas vraiment au pont Morand, à Lyon, mais les deux bras de la Seine enserrant l’île lui avaient toujours fait songer au partage du Rhône. On pouvait déambuler ici comme on se promenait là-bas, y donner des rendez-vous à tiroirs, arriver par le pont et suivre les méandres du fleuve sans devoir revenir sur ses pas. Il n’était pas très difficile de se persuader qu’on était dimanche,

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