Les champs de bataille
qu’un soleil radieux jouait en miroir sur les plis du Rhône, un homme sort d’une église, il s’appelle Thomas, il emprunte les chemins tortueux qui descendent vers le fleuve, il sifflote pour donner le change et aussi parce qu’on peut imaginer que le souffle du printemps se répand en lui, joyeux, léger comme le lilas, comme le muguet.L’hiver a été rude, il faut bien respirer un peu. Même les clandestins ont besoin de se relâcher, de regarder le ciel et de se réjouir parce qu’on n’y voit aucun nuage. Ils ont le droit, entre deux rendez-vous, de penser à la paix qui viendra un jour, d’anticiper sur ces temps où ils vivront comme tout le monde, ayant des soucis communs, des problèmes d’argent, de travail, des peines de cœur, mille autres contrariétés auxquelles ils peuvent penser sans ce terme effrayant qui plane au-dessus d’eux, noir et menaçant : s’ils vivent encore.
Ainsi va Thomas, On , qui a oublié de prévenir le général Delestraint que la boîte aux lettres de la rue Bouteille était surveillée, qui ignore le piège dans lequel son camarade Hardy est tombé, qui imagine certainement sa vie d’après la guerre, lorsque sa femme aura accouché à Marseille, où elle se trouve, dans une maternité d’où il revient. Une famille. Comme tant d’autres.
Arrivant sur le pont Morand, Thomas ralentit le pas. Il cherche du regard qui s’y trouve, qui en approche. Il consulte sa montre : 11 h 20. Il a cinq minutes de retard. Il descend lentement vers le Rhône, l’œil aux aguets. Parmi les promeneurs du dimanche qui musardent sur les berges, il repère facilement ceuxqui n’en sont pas : cinq personnes. Beaucoup trop pour un lieu facile à surveiller. Un seul guetteur placé au-dessus de la rambarde suffirait à les prendre. Thomas lève la tête, feignant de chercher le soleil. Mine de rien. Mais il n’y a pas de guetteur. Il rejoint les bords du Rhône. L’homme qu’il doit rencontrer s’approche, et ils s’éloignent de quelques pas, discutant de leurs affaires.
D’un mouvement circulaire du visage, le juge embrasse le paysage. Il compte : à droite, Thomas et son interlocuteur ; en bordure du pont, René Hardy et le sien. Sur un banc, un homme lisant un journal déployé devant lui ; non loin, un autre individu, blond, grand, beau garçon. En hauteur, une femme entre deux âges qui arrive sur le pont : la secrétaire de Thomas. Il n’est pas besoin d’être fin limier pour comprendre, à son regard, qu’elle a rendez-vous ici et qu’elle vérifie qu’elle n’est pas la première.
Elle n’est pas la première. Hardy, qui vient de quitter son interlocuteur et s’est assis sur le banc, à quelques centimètres de l’inconnu lisant son journal, lui adresse un sourire auquel elle répond, crispée néanmoins. Elle avance à petits pas sans remarquer le coup d’œil que lui jette le garçon blond. Elle ne prête pas plus d’attention au lecteur du journal qui changede page au moment où elle passe devant lui. Hardy s’est levé. Elle le rejoint à quelques mètres du banc. Elle lui remet une enveloppe contenant deux cent mille francs : l’argent du mois pour Résistance-Fer. Hardy la glisse dans une des poches de sa veste. Puis il reçoit un document d’une extrême dangerosité : le plan de sabotage du réseau de chemins de fer tel qu’il devra être appliqué au moment du débarquement. Ce plan a été élaboré par Hardy lui-même, aidé d’un de ses compagnons (Heilbronn, celui que les Allemands ont arrêté…). Thomas a demandé à sa secrétaire d’en reproduire quelques exemplaires et de les remettre aux chefs de région.
Cela fait, la femme s’éloigne. Hardy la regarde disparaître et attend que Thomas, qui vient d’achever son rendez-vous, le rejoigne. Au même moment, l’homme assis sur le banc replie son journal et rejoint le garçon blond. Ayant vu ce qu’ils voulaient voir, ils peuvent partir. La suite sera pour le lendemain. Caluire.
Instruction 7
« Le dimanche, en fin de matinée, vous vous retrouvez au pont Morand. Qu’aviez-vous à y faire ?
— J’avais un rendez-vous de service », répond Hardy.
Le juge s’est calfeutré dans la cuisine. Il a accroché une vieille couverture devant la fenêtre afin de ne pas être vu des habitants de la tour d’en face. Sous la porte, il a roulé des feuilles de papier journal qui le protégeront des oreilles curieuses. Il parle bas.
« Je devais recevoir l’argent
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