Les champs de bataille
lourd, puis il dit :
« Il y avait un homme assis sur le banc où vous vous trouviez quand la secrétaire de Thomas vous a rejoint. »
Hardy esquisse un mouvement involontaire du genou, comme si une décharge électrique l’avait frappé. Une brève contraction musculaire.
« Il y avait un autre homme, plus jeune, grand, blond, debout non loin du banc.
— Il y avait beaucoup de monde…
— L’homme assis sur le banc lisait le journal, poursuit le juge.
— Il y avait beaucoup de monde ce jour-là, répète Hardy avec une légère impatience. Il faisait beau, on était dimanche, des familles se promenaient, des femmes seules, des hommes seuls… »
Le juge élève légèrement le ton :
« Celui dont je parle portait un feutre et lisait le journal de telle façon qu’on aurait pu croire qu’il se dissimulait derrière. Quant à l’autre, dont on peut supposer qu’il l’accompagnait, il observait les allées et venues des uns et des autres sans chercher à se cacher.
— Quand vous dites “on”, je ne vois pas de qui vous parlez, réplique Hardy, et “les uns et les autres”, c’est trop vague pour que je me fasse une idée exacte de ce que vous voulez dire.
— Jouez au plus malin, grogne le juge. “On”, c’est Thomas, sa secrétaire, deux résistants dont l’un s’appelle Gaston Defferre…
— … Le ministre, lâche Hardy avec mépris.
— Tous ont reconnu l’homme assis sur le banc.
— Ils sont très forts ! Cela signifie qu’ils avaient déjà eu affaire à lui ?
— Vous venez de vous couper », assène froidement le juge.
Le temps de laisser l’autre reprendre ses esprits, de mesurer l’ampleur de la faute, le magistrat brandit victorieusement une feuille du dossier.
« Ils l’ont identifié après la Libération, sur photo. Lui et l’homme blond. J’ai là leurs témoignages. »
Hardy hausse les épaules et grimace avec mépris. Mais il ne répond pas.
« Enoncez le nom de ces deux hommes, gronde le juge.
— Je ne les connais pas.
— Vous êtes déjà confondu. Acceptez de perdre, et donnez-moi l’identité des deux hommes. »
Hardy secoue la tête. Le juge se lève brusquement, renverse sa chaise, se campe devant l’inculpé et, perdant son sang-froid, crie :
« Je veux le nom des deux hommes ! »
Il se calme aussitôt, tendant l’oreille. Il a le souffle court. Il redresse sa chaise, reprend sa place et, le temps de mesurer le silence de la nuit, respire à peine. Puis, quand il s’est assuré que ni les voisins ni le concierge ne l’ont entendu, il se tourne vers le greffier et dit :
« Notez l’identité des deux hommes : Harry Stengritt et Klaus Barbie. »
Il marque un temps et précise :
« L’Oberscharführer Stengritt et l’Obersturmführer Klaus Barbie. »
L’un assis sur le banc, l’autre debout à quelques pas. Observant les allées et venues des clandestins présents, avec autant de facilité que le juge suivant du regard les promeneurs baguenaudant au bout de l’île Saint-Louis. Photographiant les visages pour les identifier et les reconnaître plus tard. Le lendemain, à Caluire.
« Vous imaginez la question que je vais vous poser ?
— Ce n’est pas à moi de faire votre travail. »
Le juge se retient de frapper du poing sur la table. Il tempère la colère qui le gagne et demande, la voix posée, presque appliquée, manifestant un calme évidemment trompeur :
« Comment Barbie se trouvait-il là ?
— Aucune idée, marmonne Hardy.
— Il pourrait avoir suivi l’un de vous.
— Thomas. C’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Il pourrait ensuite couvrir son indic en l’arrêtant avec les autres à Caluire…
— De la même manière qu’il pourrait en couvrir un autre en le laissant s’échapper, assignant Stengritt à sa garde et ordonnant qu’on le laisse fuir.
— Je vois où vous voulez en venir, ricane Hardy. L’indic ne serait pas Thomas…
— Il n’est pas Thomas, rectifie le juge. Il s’agit plus vraisemblablement de celui que Barbie arrête à Chalon, embarque à l’Ecole de santé militaire, relâche tout en le maintenant en laisse, sauve le lendemain, à Caluire, en le ficelant avec une corde alors que les autres sont menottés dans le dos. »
Il inspire et poursuit, parlant plus fort :
« Il s’agit plus vraisemblablement de celui qui a tenté de protéger sa fiancée et la famille de celle-ci en s’estimant plus malin que la Gestapo,
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