Les champs de bataille
filé et le sachant, croyant perdre ses suiveurs et les conduisant au pont Morand sans le vouloir.
— Hypothèse envisageable, reconnaît Hardy avec un léger sourire. Ils m’auraient suivi sans que je les voie…
— Il s’agit plus vraisemblablement d’une trahison de celui qui mène ses suiveurs au pont Morand pour qu’ils reconnaissent ses camarades de résistance !
— Impossible », rétorque Hardy.
Autant le juge est crispé, à demi redressé sur son siège, autant l’inculpé paraît détendu. Sardonique. Il joue.
« Impossible, répète-t-il. Thomas m’a informéla veille que je recevrais l’argent pour mon groupe au pont Morand. Il m’a croisé dans les rues de Lyon. J’étais avec Lydie, elle pourra confirmer. Or, entre le 19 et le 20, je n’avais pas le temps de prévenir qui que ce soit. Surtout Barbie.
— Argument fallacieux, objecte le juge. Vous connaissiez le chemin de l’Ecole de santé militaire. Il vous suffisait d’y passer. »
Il abandonne cette route et en emprunte une autre. Lorsque les deux se rejoindront, René Hardy se retrouvera sans échappatoire.
« Qu’avez-vous fait en quittant le pont Morand ? »
La question ne recèle aucun piège. Hardy y répond, disert :
« Nous sommes allés déjeuner avec Thomas. Une brasserie place des Jacobins. Le Pélican. Nous y venions de temps en temps. A un moment, Thomas s’est levé pour aller téléphoner. Il m’a dit qu’il devait parler à sa femme. Elle allait accoucher à Marseille. »
Hardy s’interrompt, offrant une piste au juge qui ne la saisit pas. Il précise, un peu lourdement :
« Il m’a dit qu’il devait appeler sa femme. Mais je n’étais pas derrière lui dans la cabine…
— Vous suggérez qu’il appelait qui ?
— Peut-être le savez-vous.
— A quel moment a-t-il téléphoné ?
— Au milieu du repas.
— Avant, de quoi avez-vous parlé ?
— De Caluire, répond Hardy sans s’émouvoir. Il m’a dit que Max avait prévu une réunion le lendemain pour réorganiser le commandement de l’Armée secrète à la suite de l’arrestation du général Delestraint. J’avais ordre de m’y rendre. Il fallait contrer Max, imposer nos hommes à nous et le court-circuiter. »
Le juge sait tout cela. Il sait aussi que quelques jours plus tôt, d’un terrain soigneusement balisé, deux chefs de la Résistance sont partis pour Londres afin de demander au général de Gaulle la tête de son délégué. Ils le haïssaient. Ils voulaient conserver la haute main sur les décisions militaires, celles-ci préparant l’après-guerre.
« Thomas devait aller à cette réunion. Mais à deux, nous serions plus forts face à Max. C’est pourquoi je devais m’y rendre. »
Le juge opine.
« C’est au cours de ce déjeuner qu’il vous a donné rendez-vous le lendemain à la ficelle de la Croix-Paquet ?
— Oui. A treize heures quarante-cinq.
— Vous ne connaissiez pas le lieu de la réunion ?
— Non.
— Qu’avez-vous fait après le pont Morand ? Le soir qui précède Caluire ?
— J’avais des rendez-vous. »
Hardy donne des noms, des lieux. Le juge l’écoute attentivement. Il sait que tout se joue à partir de cet instant. La femme au corsage rouge, Edmée Deletraz, va entrer en scène. Elle a fait sensation au cours du premier procès, taillée en pièces par l’avocat de Hardy. Mais si sa réputation est trouble, son témoignage est précis. Très accusateur.
« Après le pont Morand, je suis allé chez les parents de ma fiancée pour y déposer l’argent que je venais de recevoir. Ensuite, je me suis rendu à mon bureau. Mon bras droit m’attendait. Nous avons parlé de la réunion. Le soir, j’ai retrouvé Lydie Bastien et nous sommes allés dormir chez des amis.
— Le lendemain ?
— J’étais à l’heure au pied du funiculaire.
— Et avant ? »
Avant, il se réveille après une mauvaise nuit. Lydie Bastien a témoigné de l’angoisse de son fiancé et de la sienne, le matin du 21 juin. Elle a dit au magistrat qui l’interrogeait qu’elle avait eu un mauvais pressentiment, qu’elle avait tenté d’empêcher Hardy de bouger. Elle ne voulait pas qu’il aille à Caluire.
« Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Posez-lui la question. »
Soit parce que, étant au service de Barbie par l’intermédiaire de son adjoint Stengritt, elle craignait un dérapage qui pouvait se révéler meurtrier, soit parce que l’appréhension de
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