Les chasseurs de mammouths
Foyer de la Grue, Frébec savourait l’incident, il récapitulait les
points qu’il avait gagnés, comme, après l’un des jeux qu’appréciait le Camp, il
aurait compté ses gains.
En toute réalité, il s’agissait bien d’un jeu, le jeu
extrêmement subtil et totalement sérieux des rangs respectifs, auquel jouent
tous les animaux qui vivent en groupe, la méthode par laquelle des individus s’organisent
pour vivre ensemble – les chevaux en troupeau, les loups en bande,
les êtres humains en communauté. Le jeu oppose deux forces, l’une et l’autre
importantes pour la survie : l’autonomie individuelle et le bien de la
communauté, le but étant d’atteindre un équilibre dynamique.
A certains moments et sous certaines conditions, les individus
peuvent être presque autonomes. Un individu peut vivre seul, sans se soucier de
rang, de position, mais aucune espèce ne peut survivre sans interaction entre
les individus. Le prix à payer en définitive serait plus lourd que la mort. Ce
serait l’extinction. Par ailleurs, une totale sujétion de l’individu au groupe
est tout aussi dévastatrice. La vie n’est ni statique ni immuable. Sans
individualisme, il ne peut y avoir ni changement ni adaptation, et, dans un
monde naturellement changeant, toute espèce incapable de s’adapter est, elle
aussi, vouée à la disparition.
Les êtres humains qui vivent en communauté limitée à deux
personnes ou aussi vaste que le monde – et quelle que soit la forme
que prend leur société, établissent entre eux une certaine hiérarchie.
Certaines formes de courtoisie, certaines coutumes, admises par tous, peuvent
servir à apaiser les frictions, à atténuer l’effort que nécessite le maintien d’un
déséquilibre valable dans ce système constamment changeant. Dans certaines
situations, la plupart des individus n’auront pas à sacrifier une part
importante de leur indépendance personnelle au bien de la communauté. Dans d’autres
cas, les besoins de la communauté peuvent exiger de l’individu le plus grand
sacrifice personnel, sa vie même. L’un n’est pas plus juste que l’autre :
tout dépend des circonstances, mais on ne peut maintenir bien longtemps l’une
ou l’autre extrême, et une société ne peut durer si quelques personnes
seulement usent de leur individualisme aux dépens de la communauté.
Ayla se prenait souvent à comparer la société du Clan à celle
des Mamutoï. Elle commençait à se faire une idée de ce principe directeur en
songeant aux différences d’exercice de l’autorité entre Brun et le frère et la
sœur qui dirigeaient le Camp du Lion.
Elle vit Talut remettre le Bâton Qui Parle à sa place habituelle
et se rappela qu’à son arrivée au Camp des Mamutoï, elle avait considéré Brun
comme un meilleur chef que Talut. Brun aurait tout bonnement pris sa décision,
et les autres, bon gré mal gré, s’y seraient conformés. Bien peu d’entre eux
auraient même osé se demander si elle leur plaisait ou non. Brun n’avait jamais
besoin de discuter ni de crier. Un regard acéré, un ordre bref lui valaient une
attention immédiate. Ayla avait alors pensé que Talut n’avait aucune autorité
sur ces gens querelleurs, et qu’ils n’avaient, eux, aucun respect pour lui.
Elle n’en était plus aussi sûre. Il était plus malaisé,
pensait-elle maintenant, de conduire un groupe convaincu que tout le monde,
homme ou femme avait le droit d’exprimer sa pensée et de se faire écouter. Elle
croyait toujours que Brun avait été un bon chef pour sa propre communauté mais
elle se demandait s’il serait capable de mener ces gens qui faisaient si
librement étalage de leurs opinions. Une assemblée pouvait devenir très agitée,
très bruyante quand chacun avait son avis et n’hésitait pas à le faire
connaître, mais Talut ne permettait jamais qu’on dépassât certaines limites. Il
avait certainement assez de vigueur pour imposer, s’il l’avait voulu, sa propre
volonté, mais il préférait mener son peuple par le consensus et le compromis.
Il pouvait recourir à certaines sanctions, à certaines croyances et à des
techniques qui lui étaient propres, pour s’assurer l’attention de tous, mais il
fallait posséder une force bien différente pour persuader au lieu de
contraindre. Talut inspirait le respect en l’accordant aux autres.
Ayla se dirigea vers un petit groupe qui se tenait près du trou
à feu. Tout en marchant, elle cherchait du
Weitere Kostenlose Bücher