Les chemins de la bête
pour
l’instant.
Dieu qu’il déplaisait à sa demi-sœur ! Agnès le prenait
pour un insupportable fat, doublé d’un malotru et d’un dévoyé. Elle le
détestait, il en avait eu conscience quelques années auparavant, lorsqu’elle
s’était enfin crue débarrassée de lui grâce à son mariage. L’espèce de passion,
de désir empoisonné qu’il avait conçu pour elle alors qu’elle n’avait que huit
ans et lui dix s’était métamorphosée en haine rongeante. Il la briserait, et
elle ramperait à ses pieds. Cet inceste qui la répugnait au point de la faire
parfois blêmir jusqu’aux lèvres, elle devrait s’y soumettre. S’il avait, un
jour, espéré conquérir son amour, qu’il soit assez fort pour qu’elle commette
l’impardonnable péché, tel n’était plus le cas. Il voulait maintenant qu’elle
cède et le supplie.
Il passa son humeur dangereuse sur le page qui s’endormait
sur sa monture et menaçait de s’affaler contre l’encolure du hongre :
— Secoue-toi ! Tu es une vraie pucelle ! Et
si tu es bien une pucelle, je sais comment les déniaiser.
La menace produisit son effet. Le jeune garçon se redressa
comme sous un coup de fouet.
Oui, c’est cela, il la briserait. Bientôt. Elle était encore
si belle à vingt-cinq ans, mais au fond plus si jeunette. Et puis, elle avait
été mère, et l’on sait comme les grossesses abîment les femmes, surtout les
seins. Or, il les aimait à la mode de l’époque : menus, arrondis en pomme,
recouverts d’une peau pâle et transparente, et surtout perchés haut. Qui disait
que ceux d’Agnès ne s’étaient pas enlaidis de vergetures violacées ?
Peut-être même son ventre s’était-il fané ? En revanche, Mathilde était si
jolie, si fine et gracieuse, comme sa mère au même âge. Et puis, Mathilde adorait
son oncle et sa prodigalité. Dans un an, elle serait prête et majeure.
Cette pensée le dérida tout à fait, et un éclat de rire le
secoua. D’une pierre deux coups. La pire vengeance qu’il pouvait imaginer
contre Agnès se nommait Mathilde. Il caressait la fille et détruisait la mère.
Certes, cette dernière ne lui laisserait pas le champ libre. Eudes était
contraint de reconnaître l’intelligence de sa demi-sœur, en dépit du peu
d’estime qu’il nourrissait pour la douce gent en général. Elle
contre-attaquerait de toutes ses forces. La peste soit des femelles 1 Cela étant, la joute risquait d’être
savoureuse.
À y réfléchir, cette pierre-là ne tuerait pas deux oiseaux
d’un coup mais trois, puisque la mine de Larnay, garant de sa fortune et de sa
relative tranquillité politique, s’épuiserait bientôt. Sans doute restait-il au
fond de ses entrailles bien des richesses, mais il faudrait creuser, ce que les
moyens à disposition et surtout la géologie ne permettaient pas. Le sol
argileux s’effondrerait à la moindre pelletée.
— Agnès, mon agnelle, murmura-t-il les mâchoires cris
pées, ta fin est proche. Des larmes de sang, ma toute belle, ton doux visage
ruisselant de larmes de sang.
Oui, cette mine le préoccupait depuis déjà longtemps. Il
décida d’y faire un tour afin de surveiller l’extraction du minerai.
Exploitation minière des barons de Larnay, Perche,
mai 1304
— Qu’on me l’amène ! Qu’on le traîne jusqu’à moi
par la peau des fesses si nécessaire ! De toute façon, elle ne lui sera
plus d’aucune utilité avant peu, beugla Eudes de Larnay en considérant d’un air
meurtrier le maigre tas de minerai qui s’étalait à ses pieds, médiocre
extraction de toute une semaine.
Les deux serfs, tête basse, avaient reculé de deux bons
mètres. Les emportements du baron étaient monnaie courante, et se soldaient le
plus souvent par des coups vicieux, quand ce n’était pire.
Ils ne se firent pas prier, trouvant dans cet ordre un
excellent prétexte à agrandir la distance qui les séparait du courroux de leur
maître. Après tout, le Jules, qui n’était pas mieux qu’eux, la ramenait assez
depuis qu’il s’était improvisé contremaître. Qu’est-ce qu’il croyait,
celui-là ? Que le droit qu’on lui avait accordé de lancer des ordres à ses
anciens compagnons de misère en faisait l’égal du baron ? Benêt ! À
force de péter plus haut que dessous son cul, la merde venait de retomber sur
sa vilaine face.
Les deux hommes, épuisés de travail, de manque de sommeil et
de nourriture, s’elancèrent au travers de la courte plaine
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