Les chemins de la bête
traction des bœufs, s’éloignaient ses chances de survivre.
Blanche, la femme du mégissier [51] , dont tous reconnaissaient la piété
et le bon sens, avait déclaré :
— Mariette a raison. Ce n’est pas chrétien. C’est
encore un enfant.
— C’est un sale écorcheur de chats, avait rétorqué
l’homme désireux d’expédier au plus vite Gilbert vers un monde meilleur, et
surtout un monde où l’on n’a plus à vous nourrir.
D’accord, il avait dépecé quelques chats du voisinage. Mais
c’était moins grave que des chiens et puis, c’était pour fourrer de leurs peaux
l’intérieur de ses sabots. Sans doute avait-il eu tort, on ne maltraitait pas
ces animaux croqueurs des mulots qui ravageaient les réserves de grains, sauf
ceux qui étaient noirs. Ceux-là, on les tuait assez volontiers, par prudence,
puisqu’ils pouvaient aisément se transformer en hostelleries du démon.
Blanche avait jeté à l’homme un regard qui l’avait souffleté
aussi sûrement qu’une gifle. Péremptoire, elle avait asséné :
— Je compte porter ce désaccord devant notre dame. Son
jugement me donnera raison, j’en suis certaine.
L’homme avait baissé les yeux. Lui aussi en était sûr.
De fait, Agnès avait ordonné que l’on mène le simple
d’esprit devant elle et prévenu qu’à l’avenir, tout coup, punition, châtiment
injuste qui lui serait réservé encourrait son courroux.
Gilbert le Simple avait grandi en taille et en force à
l’ombre du manoir, son esprit demeurant celui d’un petit enfant. Comme un
enfant, il quêtait les marques d’affection de sa bonne fée, se faisait tendre
et vulnérable lorsqu’elle caressait ses cheveux ou lui destinait une parole
douce. Comme un enfant, une incontrôlable férocité pouvait le soulever
lorsqu’il avait peur pour sa bonne fée ou pour lui. Sa force de titan, autant
que la protection de la dame de Souarcy, avait découragé toute velléité
d’humiliation ou de brutalité de la part des habitants du village.
Depuis quelque temps, un étrange instinct prévenait celui
que tant appelaient le nigaud : le temps de la bête était proche. Elle
cheminait vers eux. Gilbert s’affolait parfois au soir venu, incapable de
préciser quelle forme emprunterait cette bête. Pourtant, il la sentait, il
reniflait son approche. La crainte ne le lâchait plus et le poussait à se
rapprocher de Clément, que pourtant il n’aimait pas, le jalousant pour la place
privilégiée qu’il avait prise auprès d’Agnès. Mais ce dernier aimait aussi la
bonne fée d’un bel et pur amour, le Simple le savait. Clément avait l’esprit
qui lui manquait, en revanche, les muscles et l’ahurissante force de Gilbert
lui faisaient défaut. À eux deux, ils pouvaient devenir le preux défenseur de
leur dame. À eux deux, ils pouvaient repousser bien des menaces, peut-être même
la bête.
L’humeur dangereuse qui l’habitait depuis quelques minutes
vacilla aussitôt, emportée par un regain d’assurance. Encore quelques morilles,
puis il ramasserait les simples que sa Fée lui avait demandées. Il connaissait
tant de plantes et d’herbes capables d’étonnantes magiceries. Certaines
guérissaient les brûlures, d’autres pouvaient tuer un bœuf. L’ennui était qu’il
ignorait leurs noms. Il les repérait à leurs effluves plaisants ou leurs
relents nauséabonds selon les cas, à leurs fleurs ou à la forme de leurs
feuilles. L’hiver dernier, il avait ainsi soigné la mauvaise toux de sa dame en
quelques décoctions. Une fois sa cueillette terminée, il rentrerait. La faim le
tenaillait depuis un moment.
Tiens, il savait trouver une jolie récolte, juste derrière
ce taillis qui avait tant poussé depuis l’an passé. Il se coucha à plat ventre
près de l’enchevêtrement de ronces tissées de liseron et avança la main sous
les épines menaçantes. Qu’était ceci ? On eut cru une étoffe contre ses
doigts. Que venait-elle faire au milieu des morilles de sa bonne fée ? Le
lacis de mauvaises pousses était si dense qu’il ne distinguait pas grand-chose,
une forme vague presque aussi imposante que celle d’un cerf, mais les cerfs ne
se vêtent pas d’étoffe. Tirant ses manches afin de s’en protéger les mains,
Gilbert arracha les ronces folles jusqu’à dégager une sorte de boyau lui
permettant de ramper vers la forme.
La mort-aux-yeux-clos. Celle-là ne le fixait pas, elle
n’avait d’yeux que des fentes boursouflées. La terreur
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