Les chemins de la bête
coupa le souffle au
simple d’esprit, à quelques centimètres de la bouillie qui avait été un visage.
Il recula, se tordant comme un serpent, gémissant bouche fermée. La peur
obscurcissait son peu de raison. Il tenta de se relever, les griffes des
mûriers éperonnant la chair de ses épaules, de ses bras et de ses jambes.
Il courut comme un fou vers le village, haletant, serrant
contre son ventre sa musette de morilles. Une phrase tournait dans sa tête,
sans répit : la bête était déjà rendue, la bête était sur eux.
Le cadavre, du moins ce qu’il en restait, était allongé à
même une planche montée sur tréteaux dans la grange à foin du manoir de
Souarcy. Agnès avait dépêché trois valets et une carriole afin qu’on le
ramenât. Clément avait profité du désordre qui régnait pour s’en approcher,
l’examiner en solitude. Il est vrai que son état encourageait peu les curieux.
Il s’agissait d’un homme d’une trentaine d’années, bien
bâti, assez grand. Nulle marque d’ancienne tonsure ne permettait de penser
qu’il se fût agi d’un moine. Clément renonça à lui faire les poches, certain
que les valets de ferme l’avaient devancé, récupérant les valeurs, si tant
était que le décédé en transportât sur lui, dispersant le reste afin de faire
accroire qu’un détrousseur était passé avant eux.
L’homme n’était pas mort depuis très longtemps, sans doute
trois ou quatre jours, comme en témoignait la relative intégrité des tissus
corporels presque épargnés par la putréfaction. Du reste, l’odeur qui se
dégageait de lui était encore supportable. En revanche, on eut dit qu’une bête
l’avait attaqué, s’acharnant sur son visage jusqu’à le rendre méconnaissable,
une plaie vive de chairs malmenées. Un acharnement si localisé de la part d’un
carnassier était incompréhensible. La face n’est pas la partie la plus charnue
du corps, loin s’en faut. Les prédateurs ou les charognards attaquent les
fesses, les cuisses, le ventre, les bras, abandonnant aux insectes ou aux
petits animaux opportunistes les os recouverts d’un simple épiderme et d’une
chair parcimonieuse.
Était-ce le résultat de sa première rencontre avec un
macchabée dans la même forêt des Clairets, ou celui de cette science qu’il
avait dévorée depuis des semaines ? Les deux, sans doute. Toujours
était-il que ce cadavre n’impressionnait pas le moins du monde Clément, et
qu’il s’en approcha sans réticence.
Il souleva du bout de l’index les lambeaux de chemise collés
au torse de l’homme et se baissa afin d’examiner son ventre. La progression de
la tache verte abdominale n’était pas complète, en revanche des bulles
putréfactives emplies de gaz nauséabonds avaient commencé d’apparaître sur
l’épiderme, ce qui confortait Clément dans sa première évaluation du moment de
la mort. Il contourna la table improvisée afin de se placer derrière le crâne
de l’homme. On eut cru que des griffes féroces s’étaient plantées dans son
visage, lacérant ses joues, son front et son cou au point que même un familier
n’aurait pu reconnaître la victime d’une telle brutalité. Un détail l’intrigua.
Fichtre ! Comment la bête s’y était-elle donc prise pour écorcher sa proie
de la sorte ? Les sillons creusés dans la chair de la joue droite
partaient indiscutablement du nez pour filer vers l’oreille, comme en
témoignait la netteté des bords de la coupure au point d’origine, et les amas
de peau et de tissus arrachés à son point de retrait. Le dessin des blessures
était exactement opposé lorsque l’on examinait la joue gauche. Il fallait donc
supposer que si bête il y avait eu, elle avait planté dans un cas ses griffes à
l’oreille pour tirer les chairs vers le nez et dans l’autre procédé de façon
inverse. En effet, il ne s’agissait pas d’un unique mouvement de patte qui
aurait défiguré le visage de part en part, puisque le nez était épargné. Une
autre particularité retint son attention. Il l’avait lu dans la traduction d’un
ouvrage d’Avicenne, prestigieux médecin iranien du XI e siècle : les blessures infligées
après la mort sont fort reconnaissables. Elles ne saignent ni ne s’inflamment.
Tout comme celles que présentait l’homme. Les bords pâles des longues
meurtrissures qui ravageaient le visage du défunt criaient leur vérité à qui
savait l’entendre. L’homme avait été martyrisé
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