Les chemins de la bête
ne pas risquer un mauvais
coup de croc de leur dominant.
— J’ai été intrigué, pour ne pas dire alarmé par la
tournure que vous donniez à cette... conversation, madame.
Elle sourit en le détaillant.
— Offensive... Joute, veux-tu dire ?
— C’est cela.
— Vois-tu, Clément, à force d’être soumises aux hommes,
les femmes finissent par percevoir la trace qu’ils abandonnent à la manière
d’un gibier. Tu comprendras mieux dans quelques années.
— Et celui-là serait de quelle espèce ?
— Hum... un quartan [54] ,
sans doute.
— Ils sont lourds mais fins et préfèrent effrayer que
d’attaquer.
— Mais lorsqu’ils attaquent, rien ne résiste à leur
charge. Monge de Brineux me sondait. C’est devenu évident en quelques phrases.
J’ignore pour quelles raisons. En revanche, ce que je sais, c’est que rien de
ce que je lui ai expliqué ne fut une surprise pour lui. Reste à savoir pour
quels vrais motifs il s’est donné la peine de cette visite. De plus, il ne
fallait pas qu’il perçoive mon appréhension.
— On dit le comte d’Authon très puissant.
— Il l’est.
— Votre demi-frère n’est que baron ordinaire, et son
vassal.
— Comme je suis le sien, ce qui me fait
l’arrière-vassale [55] du comte.
— L’avez-vous déjà rencontré ?
— Je me souviens d’un grand homme jeune, sombre et peu
disert venu un jour visiter feu le baron Robert. Rien de plus. J’étais encore
fillette.
— Ne pouvez-vous, madame, requérir sa protection
directe ?
— Tu sais comme moi que le seigneur d’un seigneur
n’intervient pas dans les affaires de son vassal direct, sauf cas de déni de
justice ou de faux jugement [56] ,
et nous n’en sommes pas encore là. Artus d’Authon ne se mêlera pas de
différends familiaux, au risque de provoquer une délicatesse politique qui
pourrait lui nuire. Eudes n’est certes que petit seigneur, mais il possède un
atout de poids : ses mines de fer.
— Sa mine de fer, la dernière, que l’on prétend presque
épuisée, rectifia Clément.
— Il en tire encore assez de minerai pour faire
illusion auprès du roi. Clément...
— Madame ?
— Je m’en veux de te pousser à ces manigances, mais...
Il comprit aussitôt ce qui l’inquiétait et la
renseigna :
— Mabile n’est pas sortie assez longtemps depuis sa
visite à la chapelle, ni n’a rencontré personne qui puisse faire office de
messager et transmettre ses découvertes à votre frère.
Elle avança la main vers lui, et il posa sa joue dans le
creux de sa paume en fermant les yeux.
Vers le milieu de l’après-midi, une autre visite inattendue
n’allégea guère l’humeur d’Agnès. Jeanne d’Amblin des Clairets faisait sa
tournée mensuelle. D’habitude, Agnès appréciait la vivacité de la sœur
tourière. Elle ramenait toujours une provision de petites histoires,
d’anecdotes sans médisance de ses rencontres avec les grands bourgeois, les
gros commerçants ou fermiers, ou encore la noblesse du coin, qui distrayait la
jeune femme. Le reste du monde – ses naissances, ses mariages, ses décès,
ses grossesses et ses récoltes – venait à elle par l’intermédiaire de la
religieuse. Mais aujourd’hui, l’inquiétude de la sœur était palpable. Elles
s’installèrent dans la petite antichambre qui précédait les appartements
d’Agnès, meublée d’une table gracieuse et de deux fauteuils. Un léger courant
d’air fit voleter le voile d’Agnès, qui se tourna vers la haute fenêtre.
Plusieurs des losanges de verre sertis dans le plomb avaient été fracassés. Un
oiseau ? Depuis quand ? Elle ne faisait que passer dans cette courte
pièce, ne s’y installant que lorsqu’une dame lui rendait visite, c’est-à-dire
bien rarement. Décidément, quelle journée. Le verre était si onéreux, si rare.
Les quelques fenêtres vitrées du manoir n’étaient qu’un souvenir des goûts
dispendieux d’Hugues. L’hiver venu, on occultait les autres avec des toiles ou
des peaux. Comment trouverait-elle l’argent pour faire remplacer les losanges
manquants ? Plus tard... Elle se força à revenir à sa visiteuse :
— Accepterez-vous une coupe d’hypocras ?
— Je ne refuse jamais un bon hypocras, et celui que
l’on prépare chez vous est un des meilleurs.
— Vous me flattez.
Le sourire que lui adressa la moniale manquait de conviction.
Elle attaqua aussitôt :
— J’ai accouru dès que j’ai appris la
Weitere Kostenlose Bücher