Les chemins de la bête
ressemblent.
L’administration de son petit comté l’avait ensuite occupé.
Son père s’en était fort peu préoccupé, fasciné qu’il était par la politique
royale. Il avait fallu à Artus faire grand ménage, calmer, plus ou moins
brutalement, les petits nobles qui se sautaient à la gorge pour dépecer avec
méthode une terre qui ne leur appartenait pas. Veuf à trente-deux ans, il avait
presque oublié les traits de la pellucide épouse morte de lui avoir donné un
fils. Ce petit Gauzelin avait hérité de la frêle constitution de sa mère. Il
avait été emporté par une maladie de fatigue à quatre ans. Au chagrin du père
s’était substituée la rage dévastatrice d’un animal. Elle avait enflammé le
château durant des semaines, terrorisant toute sa mesnie au point que les
serviteurs disparaissaient comme de petites bêtes effrayées dès qu’ils
entendaient l’écho de son pas de forcené. Deux morts. Deux morts pour rien,
aucune descendance, juste une effroyable solitude et le regret de ce qui
n’avait pas été.
Il se secoua. S’il laissait à nouveau sa pensée cheminer sur
ce sentier empoisonné, la journée serait irrémédiablement gâchée. Une autre.
Il récupéra le pigeon et examina sa bague, hésitant encore à
tirer la longue flèche prisonnière de la chair tiède. Un S majuscule emmêlé
d’un y minuscule. Souarcy. Il s’agissait d’un animal de cette jeune veuve, la
demi-sœur adultérine d’Eudes de Larnay. Il n’avait pas le souvenir de l’avoir
jamais rencontrée, pourtant, Brineux la lui avait décrite en peu de mots, mais
avec une lueur jubilatoire dans la prunelle.
Lorsque Monge de Brineux, son grand bailli, était rentré
d’enquête quelques jours auparavant, Artus lui avait demandé :
— Alors, et cette biche aux abois que vous avez
forcée ?
— Ah ça, si elle est biche aux abois, je suis faible
oison. La dame n’était pas le moins du monde impressionnée par ma venue, ou
alors elle est merveilleuse dissimulatrice. C’est plutôt un lynx que cette
femme, pas une biche. Elle est méfiante, courageuse, intelligente et patiente.
Elle laisse la proie venir sur son territoire en prétendant l’assoupissement.
Quant aux chasseurs, elle feinte avec eux en faisant mine de s’exposer quand,
en vérité, elle protège ses petits, prépare ses arrières et calcule sa fuite.
— La croyez-vous mêlée à ces meurtres ?
— Non, messire.
— Vous êtes bien catégorique.
— C’est que je connais l’âme des hommes.
— Celle des femmes est plus indéchiffrable, mon ami,
surtout, avait ajouté le comte dans un demi-sourire, lorsque ce sont des lynx.
— Fichtre, oui... Elle avait peur, mais pas d’une
culpabilité quelconque. Sa morgue d’apparat n’avait but que de me faire croire
le contraire. Elle n’a, selon moi, rien à voir dans ces meurtres. La question
qui se pose alors est d’une inquiétante simplicité : que venait faire son
mouchoir dans ces buissons ? On l’y a semé, mais qui ? Pour diriger
nos soupçons vers elle, mais pourquoi ? Les renseignements que j’ai
récoltés sont formels. Elle ne jouit pas d’une grande fortune, bien au
contraire. Souarcy n’est qu’une grosse ferme, bien moins resplendissante que la
plupart de celles de nos riches fermiers d’Authon et sa région. D’autant que le
manoir et ses terres font partie de son douaire. Elle ne possède rien en
propre. Si elle était déchue de cet usufruit de veuvage, les biens
reviendraient à son demi-frère jusqu’à la majorité de Mathilde, sa seule
enfante et donc l’héritière d’Hugues de Souarcy. Cela étant, les biens en
question n’ont pas de quoi appâter Eudes de Larnay, qui est riche, bien qu’il
dilapide sa fortune et celle de sa femme aux quatre vents.
Eudes de Larnay. La mauvaise humeur du comte Artus revint à
la seule mention du nom de son vassal. Eudes la fouine. Sous sa lourde carcasse
et ses dehors virils et conquérants se dissimulaient un pleutre et un vil
charognard. Un homme qui bat les femmes qu’il culbute est indigne du nom
d’homme. C’était du moins la triste réputation du petit baron, telle qu’elle
était venue aux oreilles d’Artus.
Il hésita quelques instants, son index caressant le mince
tuyau de papier qui entourait la patte du pigeon abattu. Non, ce message avait
été rédigé par la dame de Souarcy, ou à son intention, et il eut été indélicat
d’en prendre connaissance sans son
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