Les chemins de la bête
illumine notre humble demeure.
Il s’avança vers elle, luttant contre un rire de bonne
humeur :
— Vous êtes délicieuse, mademoiselle. Quant au plaisir
et à l’honneur, croyez bien qu’ils sont miens. Si j’avais su que deux des plus
éblouissantes perles du Perche logeaient à Souarcy, je n’aurais pas tant tardé
à m’y arrêter. C’est crime de négligence de ma part.
La fillette rosit de bonheur sous l’énorme flatterie, et se
retira après une nouvelle révérence.
— Votre demoiselle est un enchantement, madame. Quel
âge a-t-elle ?
— Onze ans. Je m’emploie à sa grâce. J’espère pour elle
un sort plus... fastueux que l’administration de Souarcy.
— À laquelle pourtant vous vous consacrez.
— Mathilde n’est pas née dans la ruelle [64] d’une chambre de domestique,
fût-elle dame d’entourage.
Artus connaissait les origines bâtardes de la dame de
Souarcy. Qu’elle en fasse étalage le déconcerta, avant qu’il ne comprenne
qu’elle appliquait là le seul remède efficace à la médisance ou pis, à la
raillerie. Déclarer hautement ce qu’elle était afin de ne pas le subir. Jolie
lynx en vérité. Elle lui plaisait décidément.
Le dîner commença par un délice d’échanges, en dépit de la
mine de carême de cette Mabile qui leur servait la cretonnée de pois nouveaux
que l’on venait de cueillir. Le velouté, lié grâce à des jaunes d’œuf battus
dans du lait chaud, avait belle tenue.
Artus constata que la dame était érudite, vivace,
intelligente et capable de plaisanteries, une qualité rare chez les femmes de
son rang.
Comme il la complimentait sur son flegme de tout à l’heure
alors qu’elle était environnée de mouches à miel peu amènes, elle lui conta sa
première récolte en lui jetant un regard moqueur :
— ... elles se sont ruées en armée sur moi. J’ai hurlé
et, dans un moment de sotte panique, je leur ai jeté au visage le seau de miel,
pensant que si je leur restituais elles me laisseraient en paix... Que
nenni ! Il a fallu que je remonte ma robe sur mes mollets et que je me
sauve à toutes jambes vers le manoir... M’imaginez... Le turban de guingois, le
voile à demi arraché... J’en ai perdu un soulier dans ma fuite. L’une de ces
sauvages gardiennes s’est faufilée sous ma robe et je me suis fait piquer à
la... enfin en haut du genou, d’où mon recours actuel aux braies. Bref, je me
suis ridiculisée bellement. Heureusement, Gilbert était le seul témoin de ma
piteuse retraite. Il a hardiment combattu les insectes, battant des bras comme
une oie mécontente, tout cela pour me protéger. Il est rentré tuméfié et bien
fiévreux.
Artus éclata de rire, imaginant la scène. Depuis quand
n’avait-il pas ri, et surtout en compagnie d’une femme ?
Un souvenir blessant s’immisça dans son esprit. Le visage
décomposé de terreur de la frêle demoiselle qu’il venait d’épouser alors qu’il
approchait de sa trentième année. Madeleine, fille unique des Omoy, avait
dix-huit ans, un âge plus que raisonnable pour devenir épouse et mère.
Pourtant, elle jouait encore avec ses chiffons. Sa mère en pleurs et son père
qui l’eut volontiers considérée comme une enfante encore quelques années, n’eut
été la nécessité de conclure un accord marchand avec le comte, avaient accordé
sa main à Artus. La Normandie, ses ports qui desservaient un large arrière-pays
grâce à un réseau fluvial étendu, s’avéraient indispensables au désenclavement
commercial d’Artus d’Authon, d’autant que la province était également riche en
minerai de fer. Quant à Huchald d’Omoy, de pauvre mais belle noblesse, la manne
financière que se proposait de lui apporter le comte d’Authon lui permettrait
de redorer un blason terni par de calamiteux investissements. La jeune
Madeleine d’Omoy scellait leur accord. On eut cru qu’un barbare l’avait
arrachée à sa demeure. Ce mariage avait d’abord été pour elle une trahison,
puis un interminable calvaire lorsqu’elle avait compris que l’éloignement
géographique de ses parents ne lui permettrait de les rejoindre que très
occasionnellement. Artus la revoyait, prostrée dans sa chambre qu’elle quittait
à peine, assise sur un banc poussé sous l’une des meurtrières, le regard levé vers
le ciel, attendant il ne savait quoi. Lorsqu’il le lui demandait, elle tournait
vers lui un visage de cire, forçait un sourire pour
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