Les chemins de la bête
répondre
invariablement :
— Les oiseaux, monsieur.
— Vous les contempleriez plus à votre aise dans les
jardins. Il fait doux, madame.
— Sans doute, monsieur. J’ai froid.
Elle ne bougeait pas.
Ses visites à la chambre de son épouse s’étaient espacées.
Il n’y était pas le bienvenu, et n’eut été son besoin de descendance, n’aurait
sans doute plus jamais importuné Madeleine de sa présence. Car, de désir, il
n’en avait jamais ressenti. Ce petit corps amaigri et plat, qu’il osait à peine
toucher de peur de le briser, faisait monter en lui une sorte de chagrin qui
s’était peu à peu mâtiné de dégoût.
L’accouchement avait été un cauchemar. Elle avait geint des
heures durant, pendant qu’il patientait dans le vestibule de sa chambre. Une
hémorragie qui la vidait de son sang trop rare avait failli l’achever sitôt la
délivrance. Pourtant, les soins que lui avait prodigués le mire et la ventrière
semblaient lui avoir redonné quelque vie. Sans doute n’en voulait-elle pas.
Elle s’était éteinte, sans un dernier mot, sans un dernier regard, comme une
flamme chétive, trois semaines après la naissance du petit Gauzelin.
Il se surprit à jeter à Agnès des regards à la dérobée. Elle
était d’une beauté saisissante, accompagnant ses paroles de petits gestes
élégants de la main. Sous sa grâce, il en était certain, se dissimulait une
volonté peu commune. Hugues de Souarcy avait fait une belle affaire en l’épousant
à la demande de Robert de Larnay. Elle, beaucoup moins. Hugues n’était pas
mauvais homme, bien au contraire, mais c’était un être lourd, que la guerre et
la fréquentation assidue des tavernes n’avaient certes pas dégrossi. De
surcroît, il était déjà bien vieux à l’époque de leurs épousailles. Quel âge
avait-elle alors ? Treize, quatorze ans ?
Ils discutèrent de choses et de menus riens, s’amusant l’un
l’autre, rivalisant de coq-à-l’âne pleins d’humour. Elle réfléchit avant de
conclure :
— Ce Roman de la rose* de messieurs de Lorris et
de Meung m’a laissée, comment dire... sur ma faim. Le début est si différent de
la fin. Si j’ai parfois trouvé le premier récit convenu, pour ne pas dire
mièvre, la satire des « meurs femenins » que brossent Ami et la Vieille
dans le second m’a agacée.
— C’est que le second auteur était un clerc parisien et
qu’il n’a pas toujours su éviter les écueils de sa culture – qu’il étale
volontiers – et de son milieu, ni ceux de la bouffonnerie.
— J’avoue, en revanche, une extrême faiblesse pour les
lais et fables de Mme Marie de France*. Quelle perspicacité, quelle
délicatesse. Elle y fait parler les animaux comme des humains.
L’occasion était trop belle, et Artus la saisit au vol.
— Je suis moi-même séduit par la finesse et par la
langue de cette dame. Et qu’avez-vous pensé du lai intitulé Yonec ?
Agnès comprit sur l’instant où il voulait en venir. Dans ce
ravissant poème, prétexte à une réflexion sur le véritable amour, une femme
mariée contre son cœur supplie le Ciel de lui envoyer un doux amant. Son vœu
est exaucé, et l’amant lui arrive sous la forme d’un oiseau qui se transforme
en prince charmant.
Elle tarda à répondre, baissant le regard vers le pâté de
limaçon [65] aux oignons et aux épices qu’elle avait à peine entamé tant cette discussion
l’avait captivée. Il se méprit sur son hésitation :
— Le qualificatif de rustre me sied comme un gant, ce
soir. Oubliez, je vous prie, cette grossière question, madame.
— Et pourquoi cela, monsieur ? Messire Hugues
n’était pas l’époux dont les jeunes filles rêvent à la nuit. Cependant, il
était courtois et respectueux de son épouse. Ajoutez à cela que je n’ai jamais
rêvé à la nuit. Il s’agissait là d’un luxe qui ne m’était pas accordé.
— Quel dommage, madame.
— Sans doute.
La peine soudaine que son imbécile curiosité avait fait
monter chez cette jeune femme le blessa.
— J’ai le sentiment de m’être conduit comme un butor
insensible.
— Non, car je ne l’eus pas toléré, monsieur, avec tout
le respect qui est le mien... Hugues était ma planche de salut, ainsi que le
disent les marins, je crois. Comme elle, il a été fiable. J’avais treize ans.
Ma mère avait quitté ce monde alors que j’étais encore enfante, quant à la
baronne, Dieu berce sa belle âme, elle préférait
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