Les chemins de la bête
montagne de chair à côté d’elle. Artus oscillait entre l’amusement et
l’embarras. Elle risquait d’être fort mécontente d’avoir été surprise vêtue de
braies, dont il ne doutait pas qu’elles étaient bien plus adaptées qu’une robe
à la récolte de miel. Cela étant, le travestissement des femmes était vivement
désapprouvé [61] ,
quel qu’en fût le motif, même si l’indomptable Aliénor d’Aquitaine en avait
jadis usé.
Enfin, il parut que les deux récolteurs en avaient terminé
avec les ruches. Ils s’avancèrent dans sa direction, le valet portant avec
précaution deux seaux lourds du butin ambré, la dame de Souarcy dénouant son
voile de protection, dévoilant les lourdes tresses blond roux qui s’enroulaient
de chaque côté de sa jolie tête.
Arrivant à sa hauteur, elle commenta d’une voix plate :
— Elles vont s’apaiser et rejoindre leur roi. (Son ton
changea brusquement, devenant mordant :) Vous me surprenez dans un
accoutrement disgracieux et fort mal approprié, monsieur. Sans doute eut-il été
préférable de faire annoncer votre visite par l’un de mes gens et de patienter
jusqu’à mon retour au manoir.
Il avait rarement rencontré femme aussi parfaitement belle,
jusqu’au haut front pâle, légèrement épilé à la mode du moment. Il ouvrit la
bouche afin d’offrir les excuses qu’il avait préparées, mais elle le
coupa :
— Souarcy n’est, je vous l’accorde, qu’une ferme.
Cependant, j’entends qu’on y maintienne quelques manières et que l’on ne s’y
comporte pas en rustre ! Votre nom, monsieur ?
Fichtre, la colère de la dame commençait de le
décontenancer, lui l’homme de combat et de chasse, et l’une des lames les plus
redoutables du royaume de France. Il était vrai qu’il avait fort peu l’habitude
qu’on lui claque le nez de la sorte. Il se ressaisit et déclara d’un ton
calme :
— Artus, comte d’Authon, seigneur de Masle,
Béthonvilliers, Luigny, Thiron et Bonnetable, pour vous servir, madame.
Une vague glacée dévala le long des flancs d’Agnès. Le seul
homme qu’il n’aurait jamais fallu rabrouer, peut-être même vexer. Certes, elle
avait toujours douté qu’il intercède en sa faveur, pourtant cette ombre
puissante était devenue une sorte de formule magique que l’on n’oserait jamais
prononcer afin de ne pas être déçu de son manque de pouvoir. Un talisman
lointain. C’était, au demeurant, la raison principale pour laquelle elle avait
toujours refusé de se rapprocher de lui et de sa justice. S’il l’éconduisait
comme elle le prévoyait, elle se retrouverait alors définitivement désemparée,
seule contre Eudes, et ne pourrait plus se leurrer de la survenue d’un miracle.
Or, plus que jamais, elle avait besoin de toute sa foi.
Elle ferma les yeux, soupirant bouche entrouverte, blême
jusqu’aux lèvres.
— Vous sentez-vous bien, madame ? s’inquiéta-t-il
en tendant vers elle sa main.
— La chaleur, la fatigue, rien d’important. (Elle se
redressa et compléta :) Et seigneur de Souarcy. Vous oubliez Souarcy.
— Souarcy est sous la protection du baron de Larnay,
madame.
— Qui est votre vassal.
— En effet.
Agnès plongea dans une tardive mais gracieuse révérence que
son habit de paysan rendait troublante.
— Je vous en prie, madame. Je suis un butor, vous avez
raison... En avez-vous terminé avec ces mouches à miel ?
— Gilbert les réinstallera. Elles l’aiment bien. C’est
une âme lente et bonne. Veux-tu, Gilbert ?
— Voui, voui, ma bonne dame. J’ramènerai le miel aussi,
et la cire, inquiétez-vous pas.
— Vous semblez épuisée, madame. Je vous offre Ogier
jusqu’au manoir. Permettez-moi.
Il s’inclina, joignant ses mains en coupe afin qu’elle y
pose le pied. Elle était légère et musclée et s’installa à califourchon sur la
selle avec une belle aisance. Pour incongrue que fût cette posture de cavalier
dans le cas d’une dame, il la trouva bouleversante. Elle n’avait nulle peur du
destrier pourtant peu accommodant, hormis avec son maître. Elle se tenait
admirablement en selle, formant avec le grand étalon noir un tableau d’une
époustouflante beauté, et Artus commença de songer que Monge avait eu raison.
Il hésitait maintenant à mentionner le pigeon qu’il avait abattu plus tôt,
redoutant de gâcher un moment rare.
Trop tôt – car il avait savouré le silence de leur
marche –, ils débouchèrent dans la
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