Les chemins de la bête
Brineux.
— Tout à fait, car il y avait des façons bien plus
convaincantes d’incriminer Agnès de Souarcy... Ou alors, et c’est ce que j’en
viens à redouter, nous ne comprenons rien à cette série de meurtres et nous
nous fourvoyons depuis le début de votre enquête.
— Je ne vous suis plus.
— Je m’y perds moi-même, Brineux. Et s’il n’avait
jamais été dans l’intention du criminel de nous orienter vers le manoir de
Souarcy ? Si cette lettre signifiait tout autre chose ?
— Et le mouchoir de batiste, l’oubliez-vous ?
— Reste le mouchoir, vous avez raison, admit le comte.
Après un bref silence, Artus d’Authon reprit :
— La question que je souhaite vous poser est... bien
délicate, ou plutôt fort indélicate.
— Je suis à vos ordres, monsieur.
— J’aimerais plutôt que vous y répondiez en ami.
— Ce sera mon honneur.
— Vous serait-il venu à la connaissance des rumeurs...
des ragots... concernant les relations d’Eudes de Larnay avec sa
demi-sœur ?
Au pincement de lèvres de son bailli, Artus comprit qu’en
effet, des clabaudages étaient parvenus jusqu’à lui.
— Larnay n’est pas un joli sieur.
— Ce n’est pas grande nouvelle, approuva le comte.
— Mais à un point qui blesse les oreilles. Il se
conduit fort mal avec sa femme, c’est de vaste notoriété. La pauvre est plus
cocue qu’une souveraine maure. On m’a conté qu’il n’hésitait pas à ramener des
catins jusque dans les salles du château. Certaines filles publiques ont été
retrouvées gravement battues après son passage. Aucune n’a voulu narrer sa
mésaventure à mes gens, de peur de représailles.
— Et sa sœur ?
— On raconte qu’Eudes de Larnay aurait de la parenté et
du sang commun une notion bien floue. Il couvre la dame de cadeaux dispendieux...
— Qu’elle accepte ?
— Refuser serait bien téméraire de sa part. J’ai appris
qu’il était allé jusqu’à lui offrir un pain de sucre.
— Fichtre, il la traite en princesse ! commenta le
comte.
— Ou en hétaïre ruineuse.
— Pensez-vous qu’ils... enfin qu’elle...
— Franchement, l’idée m’avait effleuré avant que je ne
la rencontre. Après tout, Larnay pue peut-être du dedans, mais de l’extérieur
il a plutôt agréable figure. Non, je ne la vois pas frotter son ventre sur
celui de cette minable gouape [75] .
D’autres détails concordent.
— Lesquels ?
Artus d’Authon se rendit compte à cet instant qu’une
certitude sur l’indifférence sentimentale d’Agnès pour son frère – et si
possible sur sa détestation – lui était devenue nécessaire, vitale.
— Agnès de Souarcy a toujours refusé
l’« hospitalité » de son demi-frère, en dépit, je crois, de la réelle
tendresse un peu apitoyée qu’elle éprouve pour sa sœur d’alliance, madame
Apolline. Elle se garde autant que faire se peut de le rencontrer. S’ajoutent à
cela les confidences d’une dame qui fit partie de l’entourage de feu la baronne
de Larnay, la mère d’Eudes, et que l’on m’a répétées. Agnès a accepté sans
hésitation le premier parti qu’on lui proposait, cela afin d’échapper aux
instincts prédateurs de son demi-frère. L’infortune a voulu qu’Hugues meure
prématurément sous les coups d’un cerf blessé, la livrant de nouveau à Eudes.
— Riche parti, en vérité, qu’Hugues de Souarcy !
— C’était sans doute préférable aux yeux de la dame que
de rejoindre la couche d’un frère honni.
— Mais comment savez-vous tout cela ?
— Je suis votre bailli, messire. C’est ma charge, mon
devoir et mon honneur que de laisser traîner ce que Julienne nomme « mes
longues oreilles » pour vous servir.
— Et je vous en suis reconnaissant.
Manoir de Souarcy-en-Perche, juillet 1304
Clément avait passé toutes ces dernières journées à tenter
de percer le code du message recopié, essayant toutes les combinaisons, variant
les cadres de lecture, commençant au début de chaque psaume, puis décalant sa
transcription de quelques lettres, de quelques lignes. En vain. Un doute
l’avait assailli : et s’il s’était fourvoyé, si Mabile avait utilisé un
autre livre ? En ce cas, lequel ? Il n’en existait pas tant que cela
à Souarcy, et la plupart étaient rédigés en latin. Or, Clément en était
certain, Mabile n’entendait rien à cette langue réservée aux personnes
d’érudition. La piété ne
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