Les chemins de la bête
1304
Le camerlingue Honorius Benedetti était livide. Lui que la
chaleur insupportait tant se sentait glacé jusqu’à la moelle.
Nicolas Boccasini, Benoît XI, haletait en serrant les doigts
du prélat dans sa main moite.
Le devant de sa robe blanche disparaissait sous le rouge des
vomissures. Les douleurs de ventre l’avaient ravagé toute la nuit, le laissant
épuisé au petit matin. Arnaud de Ville neuve*, l’un des plus éminents médecins
de ce siècle aux idées un peu trop réformatrices au goût de l’Inquisition,
n’avait pas quitté son chevet. Son diagnostic était tombé, sans l’ombre d’une
hésitation : le pape se mourait d’enherbement, et nul antidote autre que
la prière ne pourrait le sauver. On avait donc tenté sans grand espoir des
fumigations d’encens, des prières, et monsieur de Villeneuve s’était opposé à
une saignée dont l’inefficacité vis-à-vis des empoisonnements était connue
depuis monsieur Galien.
Benoît exigea d’un geste faible mais impatient qu’on le
laissât seul en compagnie du camerlingue. Avant de quitter les appartements du
pape agonisant, Villeneuve se retourna vers le prélat et murmura d’une voix que
le chagrin altérait :
— Monseigneur aura, je le suppose, compris la nature de
son inexplicable assoupissement d’hier.
Honorius lui jeta un regard d’incompréhension. Le praticien
compléta :
— Vous avez été drogué, et à votre état de confusion de
l’après-midi, à vos surprenantes difficultés d’élocution, je parierais pour de
la poudre d’opium. Il fallait vous écarter pour atteindre Sa Sainteté.
Honorius ferma les yeux en se signant.
— Vous n’y pouviez rien, Éminence. Ces damnés
toxicatores parviennent presque toujours à leurs fins. Je suis désolé, du fond
de mon âme.
Arnaud de Villeneuve laissa ensuite les deux hommes à leur
ultime échange.
Benoît n’entendit rien de ce monologue. La mort était entrée
dans sa chambre, et elle méritait qu’il s’y consacre en compagnie du seul ami
qu’il s’était découvert dans ce palais trop grand, trop lourd.
Une étrange odeur avait envahi la chambre, douceâtre et
écœurante, celle de l’haleine de l’agonisant. La fin était proche, amenant avec
elle le miracle du soulagement.
— Mon frère...
La voix était si faible qu’Honorius se pencha vers le
saint-père, luttant contre les larmes qu’il retenait depuis des heures.
— Votre Sainteté...
Benoît eut un mouvement de tête agacé :
— Non... Mon frère...
— Mon frère ?
L’ombre d’un sourire tendit les lèvres desséchées de
l’agonisant :
— Oui, votre frère. Je ne voulais être que cela... Ne
souffrez pas. C’était inévitable et je ne redoute rien. Bénissez-moi, mon
frère, mon ami. Les figues... Quel jour sommes-nous ?
— Le 7 juillet.
Peu après l’extrême-onction célébrée par son ami et
confident, le pape tomba dans un coma haché par le délire.
— ... Les amandiers d’Ostie, quelle merveille... Une
petite fille m’offrait tous les ans une pleine corbeille d’amandes... J’en
étais si gourmand... Elle doit être mère, maintenant... Je Vous rejoins,
Seigneur... C’était une erreur... J’ai essayé de m’acquitter au mieux, de
prévoir au mieux... La Lumière, je vois la Lumière, Elle me baigne... À Dieu,
mon doux frère.
La main de Nicolas Boccasini se referma en étau sur les
doigts d’Honorius, puis la pression se relâcha d’un coup, laissant le
camerlingue seul au monde et glacé.
Un soupir. Le dernier.
Une éternité de chagrin, une infinité de larmes. Les
sanglots suffoquèrent Honorius Benedetti, qui se laissa aller vers l’avant,
jusqu’à ce que son front repose dans la large tache rouge qui maculait la
poitrine du pape défunt.
Il grelotta longtemps contre le torse de son frère mort
avant de parvenir à se lever, à aller prévenir l’antichambre bondée de gens, et
pourtant si silencieuse que l’on eut cru un tombeau.
Manoir de Souarcy-en-Perche, juillet 1304
L’aube commençait de repousser la nuit. Clément n’avait pas
fermé l’œil depuis l’avant-veille. La fatigue lui faisait tourner la tête, ou
était-ce la jubilation du succès ?
Une pensée tempéra aussitôt la satisfaction qu’il avait de
lui-même. L’ignoble vipère. Il y avait dans les quelques mots transcrits du
message qu’emportait Vigil avant d’être transpercé par une flèche toute la
haine, toute la jalousie du
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