Les chevaliers de la table ronde
arrivés
près d’une fontaine, il se pencha vers l’oreille de la jeune fille et lui
murmura certaines paroles. Après quoi, il se remit à marcher dans le sentier. Il
semblait soudain très triste. Mais Viviane le rattrapa et, remplie d’allégresse,
elle lui sauta au cou et l’embrassa tendrement [132] .
Ce jour-là, ils chevauchèrent si longuement dans la forêt
que la nuit les surprit alors qu’ils s’étaient fort éloignés, dans une vallée
profonde et encaissée, toute jonchée de rochers, à l’écart de toute habitation.
La nuit était si profonde qu’il paraissait impossible de poursuivre le chemin. Ils
firent donc halte et, avec de l’amadou qu’ils avaient sur eux, ils allumèrent
un grand feu de bois bien sec, puis mangèrent les quelques provisions qu’ils
avaient emportées du manoir où ils s’étaient arrêtés au milieu de la journée.
Quand ils eurent dîné, Merlin dit à la jeune fille :
« Viviane, si tu le voulais, je pourrais te montrer, là, tout près de nous,
entre ces deux roches, la plus belle petite chambre que je connaisse : Elle
est entièrement taillée dans le roc et fermée par des portes de fer si solides
que personne, je crois, ne pourrait les forcer de l’extérieur. – Vraiment ?
dit Viviane. Tu m’étonnes beaucoup en m’apprenant l’existence d’une chambre
aussi belle et agréable dans ces rochers, où, semble-t-il, on ne peut trouver
rien d’autre que des diables ou des bêtes sauvages !
— C’est pourtant la vérité. Il y a moins de cent ans, ce
pays appartenait à un roi nommé Assen. C’était un homme de grand mérite et un
bon chevalier. Il avait un fils, également chevalier, plein de prouesse et de
vaillance, qui se nommait Amasteu. Or, Amasteu aimait d’un amour à nul autre
pareil la fille d’un pauvre chevalier. Lorsque le roi apprit que son fils s’était
épris d’une jeune fille d’aussi humble famille, il fit à celui-ci d’amères
remontrances, essayant de le détourner d’un vain amour. Mais ce fut inutile :
le jeune homme ne tint aucun compte des paroles de son père et ne cessa de voir
celle qu’il aimait. Alors, quand le roi vit que ses prières restaient sans
effet, il prit à part son fils et lui dit : « Je te tuerai si tu ne
renonces pas tout de suite à cette fille ! – Je n’en ferai rien, répondit
Amasteu, et je l’aimerai toute ma vie ! » Hors de lui, le roi s’écria :
« Apprends-donc, mon fils, que je saurai bien te séparer d’elle en la
faisant mourir avant toi. »
« Devant cette menace sans détour, le jeune homme fit
enlever la jeune fille et la cacha pour que son père ne pût la retrouver. Puis
il se mit en quête d’un lieu solitaire et retiré où il pourrait emmener son
amie et passer avec elle le reste de sa vie. Il avait souvent chassé dans cette
forêt et connaissait bien la vallée où nous sommes. Il s’y rendit donc avec
quelques compagnons en lesquels il avait toute confiance et des gens capables
de construire des chambres et des maisons, et, là, il fit tailler dans le roc
une chambre et une belle salle. Quand tout fut terminé selon ses désirs – et
cette retraite était si somptueuse qu’il fallait la voir pour l’imaginer –, le
jeune homme revint chercher son amie là où il l’avait cachée et la conduisit à
la caverne. Puis il fit apporter tout ce qui lui paraissait nécessaire et il y
passa le reste de ses jours avec elle dans le bonheur et dans la joie. Ils
moururent le même jour et furent ensevelis ensemble à l’intérieur même de la
chambre. Leurs corps y sont encore et ils ne pourriront pas, car ils ont été embaumés.
— C’est une belle histoire », dit Viviane en
souriant. Tout en pensant qu’elle aimerait, elle aussi, enfermer Merlin dans
une chambre secrète : ainsi l’aurait-elle pour elle seule, sans partage, et
elle viendrait lui tenir compagnie chaque fois qu’elle le voudrait sans que
personne ne le sache. « Certes, reprit-elle, ces deux amants s’aimaient d’un
amour sincère, puisqu’ils ont accepté de tout abandonner pour vivre ici dans la
joie et le plaisir partagés !
— Il en est de même pour moi, douce Viviane, murmura
tout bas Merlin, moi qui, pour vivre auprès de toi, ai abandonné le roi Arthur et
tous les barons du royaume de Bretagne sur lesquels j’avais tant de pouvoirs !
Il me semble cependant que je n’ai rien reçu en échange.
— Merlin, Merlin, dit-elle, tu ne penses décidément
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