Les chevaliers de la table ronde
vêtements trop grands. Au reste, personne n’avait entendu dire quoi que
ce fût à propos de Merlin. Quand il vit qu’il avait parcouru toute l’île de
Bretagne et la plus grande partie de la Bretagne armorique, et que le terme de
son voyage approchait, il en fut de plus en plus désespéré. « Hélas !
pensait-il, j’ai juré au roi, mon oncle, de revenir après un an et un jour pour
lui rendre compte de ma mission. Mais comment oserais-je me présenter à la cour,
ridicule et défiguré comme je le suis ? »
Rêvant ainsi, il avait pénétré dans la forêt de Brocéliande.
Tout à coup, il s’entendit appeler par une voix lointaine et aperçut devant lui
une sorte de vapeur qui, pour aérienne et translucide qu’elle était, n’en
empêchait pas moins son cheval de passer. « Comment ? disait la voix,
tu ne me reconnais pas, Gauvain ? Bien vrai est le proverbe du sage :
qui laisse la cour, la cour l’oublie ! » Gauvain regarda tout autour
de lui. Il ne voyait aucun être humain, mais il reconnaissait le son de la voix :
« Merlin ! s’écria-t-il, en essayant de dominer son émotion, est-ce
toi qui me parles ainsi ? Je te supplie de m’apparaître afin que je puisse
te voir !
— Hélas ! Gauvain, reprit la voix, tu ne me
reverras plus jamais, ni toi ni personne. C’est déjà miracle que je puisse
parler un peu avec toi, Gauvain, car après toi, je ne parlerai plus qu’à ma
douce amie. Il n’y a pas de tour plus forte dans le monde entier que cette
prison d’air où elle m’a enserré ! – Comment, Merlin ? Toi, le plus
sage des hommes, et aussi le plus habile magicien qui soit, tu ne peux pas t’échapper
de cette prison ? – Pour s’échapper d’une prison, il faut le vouloir, Gauvain,
et il n’est pas sûr que je le veuille. D’ailleurs, tout ce qui m’est arrivé, je
l’ai voulu. Je savais bien que Viviane voulait me posséder à elle toute seule
et m’enserrer dans une tour d’air. Elle m’en avait demandé le secret, et je le
lui ai donné en échange de son amour. Est-ce folie ? Ce n’est pas à moi de
le dire. – Mais comment un magicien tel que toi a-t-il pu se laisser prendre au
piège d’une jeune fille, si rusée et si savante qu’elle ait pu être ? – Si
elle est rusée, c’est parce qu’elle est femme. Si elle est savante, c’est parce
que je lui ai enseigné moi-même mes secrets. Un jour que j’errais avec elle
dans la forêt, il faisait très chaud. C’était un bel après-midi où les oiseaux
chantaient dans les arbres. Comme je me laissais aller à l’harmonie de leurs
chants, je m’endormis au pied d’un buisson d’aubépine. Alors, pendant mon
sommeil, Viviane se leva et accomplit neuf fois le rituel autour de moi en
prononçant les paroles que je lui avais apprises. Quand je me suis réveillé, j’étais
dans cette tour faite avec l’air du ciel, dans un lit magnifique, dans la
chambre la plus belle, mais aussi la plus close qu’il m’ait jamais été donné de
voir. Et Viviane était près de moi, tendre et souriante, me disant que
désormais j’étais tout à elle, qu’elle viendrait souvent me voir et s’étendre
auprès de moi pour le jeu d’amour. Et c’est vrai car il n’y a guère de nuits
que je n’aie sa compagnie. Mais je ne regrette rien, Gauvain. Je suis
certainement Merlin le Fou, comme au temps où j’errais dans la forêt de
Kelyddon, avec mon loup gris. Mais que veux-tu : j’aime davantage Viviane
que ma liberté !
— Merlin, reprit Gauvain, j’en suis à la fois chagriné
pour moi et heureux pour toi. Mais qu’en pensera le roi, mon oncle, quand il
apprendra cela, lui qui m’a envoyé à ta recherche par tous les chemins du
royaume ? – Gauvain, répondit Merlin, tu lui raconteras tout cela. Mais qu’il
n’en ait aucun chagrin, même s’il sait qu’il ne me verra plus. Retourne auprès
du roi et salue-le pour moi, lui assurant que mon affection pour lui est
éternelle. Salue aussi mes compagnons, les barons de ce royaume, tous ceux que
j’ai connus. Dis aussi à Morgane, si tu la rencontres, que les pommiers de l’île
d’Avalon seront toujours chargés de fruits si elle le désire. Elle comprendra
le message. Quant à toi, Gauvain, je sais quelle mésaventure t’est arrivée. Ne
désespère pas ! Tu vas retrouver la jeune fille qui t’a jeté ce charme, mais
cette fois, n’oublie pas de la saluer, car ce serait folie de persister ! Adieu,
Gauvain, le jour baisse et
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