Les chevaliers de la table ronde
Merlin n’était-il
pas le fils d’un diable ? Qui pouvait prétendre connaître les intentions réelles
de ce devin qui riait sans cesse lorsqu’on lui posait une question et qui se
révélait le grand maître des illusions ? Et, chez la plupart des chefs de
guerre, de murmures en murmures, de palabres en palabres, la révolte grondait :
allait-on accepter sans réagir une telle humiliation ? De plus, on savait
maintenant que cet Arthur n’était pas le fils d’Antor, lequel n’était que son
père nourricier : ce n’était donc qu’un bâtard, issu sans aucun doute de
basses et louches copulations inavouables. Ulcérés, les barons pensaient qu’ils
allaient être obligés de baisser la tête devant un inconnu dont on ignorait les
géniteurs et qui n’était devenu roi que parce qu’il avait réussi à saisir l’épée
flamboyante, alors qu’eux-mêmes, après avoir tenté vainement l’épreuve, avaient
dû s’avouer vaincus. Et ces amères réflexions n’étaient pas faites pour calmer
les esprits.
Cependant, quelque temps après avoir été couronné, le jeune
roi Arthur, pour faire montre de son autorité et pour se conformer à la coutume
du royaume, envoya des messagers à travers tout le pays pour convoquer ses
vassaux à une grande cour plénière qui se tiendrait à Kaerlion sur Wysg. Les
petits seigneurs, qui se sentaient flattés parce que Arthur était l’un des
leurs, accoururent avec empressement et manifestèrent leur joie à rencontrer
celui que Dieu avait désigné comme leur chef. Mais les grands barons du royaume,
après avoir longuement délibéré entre eux, s’arrangèrent pour arriver avec du
retard, manifestant ainsi leur profonde désapprobation et le peu de respect qu’ils
avaient pour le nouveau souverain. Ils étaient au nombre de onze, parmi les
plus valeureux guerriers de cette île. Il y avait là Loth, le roi d’Orcanie, qui
avait épousé Anna, la sœur d’Arthur, et qui était le père de Gauvain ; puis
il y avait le redoutable Uryen Reghed, qui avait tant inquiété Uther Pendragon
avant de se réconcilier avec lui grâce à l’entremise de Merlin et de Taliesin ;
il y avait encore Ydier, roi de Cornouailles, Nantre, roi de Garlot, Bélinant, roi
de Sorgalles [2] , et son frère Tradelinan,
roi de Norgalles [3] , Clarion, roi de
Northumberland [4] , Brangore, roi d’Estrangore [5] ,
Agustan, roi d’Écosse, le duc Escan de Cambénic, sans oublier Karadog Brechvras [6] qui venait de la Bretagne armorique. Et ces onze barons étaient arrivés avec
une centaine de cavaliers chacun afin de montrer qu’ils étaient plus importants
que tous les autres.
Le roi Arthur les accueillit tous avec bienveillance, désireux
de se les attacher par la confiance qu’il voulait leur manifester. Mais, lorsque
le roi voulut, selon la coutume, leur distribuer de l’or, des bijoux et des
terres, les onze chefs qui se prétendaient supérieurs à tous les autres s’offusquèrent
grandement qu’un bâtard né de père inconnu eût la prétention de leur donner des
leçons de chevalerie et de courtoisie. Ils manifestèrent leur dédain en
quittant la salle et firent savoir à Arthur qu’ils ne pouvaient reconnaître
pour leur seigneur un homme d’aussi bas lignage que lui. Et ils s’en
retournèrent chacun dans son domaine, prêts à entreprendre en commun une action
guerrière qui ferait entendre raison à cet usurpateur et permettrait de placer
sur le trône un homme d’illustre naissance et ayant donné d’abondantes preuves
de ses capacités à gouverner un royaume.
Autour d’Arthur n’étaient demeurés que des chevaliers modestes,
ceux qui ne doutaient pas un seul instant de la vertu de l’épreuve du perron, et
qui considéraient le roi comme l’élu de Dieu. Et, parmi eux, outre Antor, qui
aimait toujours Arthur comme son fils, il y avait Kaï, son frère de lait, et
Bedwyr, qui n’aurait jamais osé entreprendre une quelconque action contraire à
celui qu’il avait choisi comme son seigneur. Et, entouré de ses fidèles, Arthur
s’enferma à l’intérieur des murailles de Kaerlion, sachant très bien que les
barons révoltés allaient bientôt tenter une expédition contre lui [7] .
Il mit donc tous ses efforts à renforcer les défenses de la forteresse et à la
bien munir d’armes et de provisions en vue de résister autant à des attaques
furieuses qu’à un siège long et épuisant.
Les onze rois qui refusaient de rendre hommage à Arthur
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