Les chevaliers du royaume
montraient inutilement brutaux, et maltraitaient ceux qu’ils enchaînaient. Des colliers de métal se refermaient sur des barbes dont ils arrachaient les poils, avant d’être serrés si fort qu’ils étouffaient ceux qu’ils étaient censés garder. Des coups de plat du sabre étaient donnés pour le plaisir ; les chevaliers les moins dociles avaient la tête plongée dans le sable – ce qui causait un grand désordre chez leurs camarades, dont les plus proches tombaient à leur suite. Enfin, il n’y eut bientôt plus qu’une seule longue ligne de moines soldats enchaînés tous ensemble. Et Morgennes, voyant qu’ils étaient si nombreux, conçut grande honte d’être encore en vie.
L’un après l’autre, les prisonniers refusèrent de se convertir, et présentèrent leur tête aux bourreaux. Alors un ouléma retroussait ses manches, levait son sabre et l’abattait en souriant. La tête tombait dans le sable, où deux jets de sang creusaient deux petits cratères. Cette scène se rejouait ensuite à l’identique, comme si le temps tournait en boucle et que le même mort – interrogé plusieurs fois de suite – se relevait pour répéter inlassablement : « Fidélité au Christ ! » Petit à petit, les morts gagnèrent sur les vivants. Morgennes voyait leur file s’allonger, telle une ancre géante jetée à la mer. « Rejoins-moi ! » disait-elle. Pas un n’avait renié. Pas un ne se tenait, droit et blanc comme neige, au milieu de la plaine des siens. Pourquoi mouraient-ils ? Par amour pour le Christ, oui. Mais aussi pour montrer à ces infidèles que la seule vraie foi était la foi chrétienne. Qu’importe, les oulémas s’en donnèrent à cœur joie, et égorgèrent à qui mieux mieux. Certains, plus maladroits que les autres, durent s’y reprendre à plusieurs reprises, car leurs coups étaient si mal ajustés que leur lame ne faisait qu’entamer la chair. Quant aux plus gauches, il fallut les remplacer. Leurs victimes avaient roulé à terre, où elles gémissaient, de la poussière plein la bouche, les ongles enfoncés dans le sable, suppliant qu’on les achève.
Saladin galopait d’un bout à l’autre de la rangée des prisonniers, vociférant :
— Encore, encore ! Je veux qu’une éruption de sang jaillisse de ces chacals, et que leurs hurlements soient si aigus qu’ils aillent jusqu’au paradis réjouir l’oreille de nos martyrs !
Une grêle de coups s’abattit ; on s’échauffa, on s’encouragea en se montrant la couleur de son glaive, on s’enivra de tuer ces chevaliers sans défense – que leur foi condamnait à mort. Quand il n’y eut plus qu’une poignée de moines soldats encore vivants, les oulémas s’excitèrent de plus belle. Alors, on tortura les morts. On leur brûla la barbe et la moustache. Leurs membres furent arrachés et jetés en pâture aux animaux, leur tête piquée à la pointe d’une lance et brandie comme un étendard.
Enfin, un ouléma si gros que les plis de sa chair ondulaient sous sa peau interrogea Roquefeuille :
— Que préfères-tu ? Embrasser la Loi ou rester fidèle à ton Dieu ? (« Embrasser la Loi », ou « Crier la Loi », étaient les termes employés par les oulémas pour dire : « Se convertir à l’Islam. »)
— Tu es encore jeune, lui souffla Morgennes. Tu peux continuer le combat. Sauve-toi !
— C’est ce que je vais faire, répondit Roquefeuille : Mea culpa pour mes péchés, Seigneur. Mea maxima culpa… Accueille-moi dans Ton royaume !
Et il offrit sa tête à ses bourreaux. Un sabre la lui détacha du corps, et elle tomba, les lèvres pincées dans une grimace affreuse, juste en face de Morgennes – que les oulémas dévisageaient en ricanant. L’obèse fit craquer ses doigts, passa la lame de son glaive sur le cou de Morgennes, et éructa :
— À ton tour, fils de chienne ! Que choisis-tu ? Crier la Loi ? Rester fidèle, comme lui ? fit-il en désignant de son glaive le visage endolori de Roquefeuille.
Morgennes baissa les yeux, et prit le temps de réfléchir. Dieu n’était pas cruel à ce point. Il existait une échappatoire, Morgennes en était certain. Il éprouva la solidité de ses liens, sonda la détermination de l’ouléma qui l’interrogeait, considéra le long alignement de corps à sa droite, et se perdit dans le regard absent de Roquefeuille…
Le contact de la lame posée sur sa nuque se fit plus insistant. L’ouléma s’impatientait. Il
Weitere Kostenlose Bücher