Les chevaliers du royaume
regarda autour de lui. Il était dans l’enclos des moines chevaliers. L’endroit bruissait de murmures, de cliquetis de chaînes et d’échos du cri qu’il avait poussé tout à l’heure. Ou était-ce hier ? Il ne savait plus.
Tout était flou, perdu dans un chaos de sensations, de formes vagues et de sons. Des hommes priaient à ses côtés, formant une chapelle humaine au-dessus de son corps. Il avait pris pour de l’eau leurs paroles ; elles tombaient en pluie sur son âme, baume passé sur sa douleur. Les chevaliers recommandaient Morgennes à Dieu. Les Maraykhât l’avaient traîné inconscient jusqu’à eux, et leur avaient ordonné : « Soignez-le. S’il meurt, ce sera à cause de vous. » La plupart des frères de l’Hôpital, ayant reçu une formation de guérisseur, savaient panser, scarifier, suturer ; ils avaient appris à poser des sangsues, réduire les fractures, mettre une attelle, scier un membre s’il était gangrené, le raccommoder s’il était broyé, cautériser un début de lèpre, et calmer ceux qui jetaient par la gueule ou étaient pris de frénésie ; enfin, surtout, ils pouvaient aider le patient à chasser ses démons dans la souffrance (car souffrir rapprochait de Dieu). Mais Morgennes était dans un tel état que ses camarades jugèrent qu’on ne pouvait être plus près de Dieu sans être mort.
— Tu te réveilles enfin, dit Chènevière en le voyant revenir à lui. Nous avions peur que tu ne meures…
— Comment te sens-tu ? demanda Sibon.
— Assoiffé, répondit Morgennes, dont l’œil droit n’était que douleur.
Il étudia ses amis, et reconnut Keu de Chènevière, de l’Hôpital, et Renaud de Sibon, du Temple. Mais il ne parvenait pas à faire totalement coïncider le souvenir qu’il avait de ces preux chevaliers avec ces pauvres hères au visage émacié, ces hommes creusés par la soif, amaigris par les épreuves, et que la lumière rasante de l’aube auréolait de malheur.
C’est alors que plusieurs centaines de cavaliers vêtus de blanc chevauchèrent vers eux. Ils revenaient de la prière et, par un curieux effet d’optique, semblaient traîner dans leur sillage une lune gibbeuse – elle montait en effet dans le ciel au rythme de leur cavalcade. La lune était si basse, si énorme, que les montagnes donnaient l’impression d’y répandre leurs ombres. Les chevaliers la contemplèrent en se signant, inquiets de cette étrange apparition.
— Dieu ne nous pardonnera jamais la perte de la Vraie Croix, chuchota un jeune Templier.
Ils se signèrent une nouvelle fois, puis Morgennes se massa l’œil droit du bout des doigts, et dit à grand-peine :
— Depuis notre défaite, j’éprouve de curieuses sensations. Comme si le monde était pris de folie, ou que les eaux du temps se trouvaient prises dans un tourbillon et se fondaient les unes aux autres.
— Tu devrais te reposer…, lui conseilla Chènevière.
— Pour quoi faire ? fit Morgennes. De toute façon, sous peu nous serons morts.
— Qu’importe. Un chevalier doit préserver ses forces ; car, s’il ne peut plus se battre, du moins peut-il encore prier…
— Jamais je n’ai autant prié, dit Morgennes en se dressant sur un coude. Prié en m’enfuyant, prié en cherchant de l’eau… Mon corps entier est prière : ma gorge prie pour qu’on lui donne à boire, mes bras prient pour se battre, mes jambes prient pour courir, et mon cul prie pour se poser sur une selle… Mes lèvres forment des patenôtres sans que j’en sois conscient, ma tête est traversée de passages de la Bible sans que je le veuille – sans parler de mon œil droit, qui a vu le Coran de si près qu’il est clos pour toujours… Je crois que c’est assez prié.
Les chevaliers se turent et le regardèrent. Ils le croyaient fou. Un pied dans ce monde, et le second sur l’autre rive. Puis les Sarrasins furent sur eux, aux cris de : Allah Akbar ! La illah ila Allah ! Au milieu d’un nombre impressionnant de soldats se trouvaient plusieurs oulémas, aussi excités que des jouvenceaux au seuil de leur dépucelage. Ils portaient sur les prisonniers des regards pleins de hauteur et d’arrogance. Beaucoup brandissaient un sabre pour la première fois. Ils faisaient peine à voir. Les plus lâches se reconnaissaient au fait qu’ils criaient plus fort que les autres et que leur glaive était secoué avec un surcroît d’énergie. Les moines chevaliers ne pouvaient s’empêcher de
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