Les chevaliers du royaume
à tout ça, ronchonna Fémie. À croire qu’il ne s’est payé ce gamin que pour être flatté et s’entendre appeler « docteur », lui qui ne sait même pas lire !
Morgennes ne fit aucun commentaire, mais demanda à l’adolescent :
— Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Yahyah ! répondit l’enfant.
— Yahyah ? Mais ce n’est pas un nom ! s’étonna Massada.
— Si, c’est le mien !
— Qui te l’a donné ? demanda Morgennes.
— Personne. Je me suis nommé tout seul.
— Tu n’as donc pas de parents ?
— Pas que je sache.
Morgennes et Massada échangèrent un regard, interloqués à la fois par son audace et par sa naïveté.
— Se moquerait-il de nous ? souffla Massada.
— Je ne pense pas. Il a l’air sincère.
— Drôle d’enfant, en tout cas, commenta Massada.
— Ça te va bien de dire une chose pareille, ronchonna Fémie. Tu n’es même pas capable d’avoir un âne ordinaire, et tu t’achètes un esclave qui s’est nommé tout seul !
Massada ne répondit pas, mais n’en pensa pas moins : « Le plus incroyable, ce n’est pas lui, ni l’âne : c’est que j’aie pu t’épouser toi. » Mais il savait qu’en disant cela il repartait pour des heures et des heures de chamailleries et de tracas divers. Ses oreilles en tintaient déjà. Mieux valait faire comme d’habitude : se taire, et continuer.
— Hue ! lança-t-il en claquant les rênes au-dessus de Carabas.
L’âne fit un pas en avant, et la petite carriole s’ébranla en direction des montagnes, vers le nord.
Le voyage dura plus d’un jour et demi.
La nuit était tombée lorsqu’ils obliquèrent pour longer par le sud le lac de Homs, dont les eaux réfléchissaient une lune diaphane.
Morgennes exigea, lorsque l’heure de la prière approcha, qu’on arrêtât la carriole afin de les laisser descendre prier, Yahyah et lui. Cela mit Massada très en colère. Il s’agita autour de Morgennes.
— Je ne comprends pas, disait-il. Cet enfant, passe encore, mais toi ? Personne n’est là pour te surveiller, tout le monde ici se moque que tu pries ou non, et toi, tu ne trouves rien de mieux que de nous faire perdre notre temps !
— Le temps que je passe à prier n’est pas perdu. Nos poursuivants le passent eux aussi dans la prière.
— Pas les Templiers ! Et puis, tu n’es pas mahométan !
— Je suis mahométan, ou ma parole est sans valeur. J’ai renié la Croix et crié la Loi. Si ma parole ne vaut rien, alors je ne vaux pas mieux. Aujourd’hui, si je suis mahométan, c’est parce qu’hier j’étais chrétien. J’y mets autant de foi et d’ardeur, j’y crois tout autant.
— Alors tu n’y croyais pas, ou tu ne crois en rien ! s’écria Massada.
Morgennes se rembrunit. Renier la Croix avait été à la fois plus terrible et plus facile que ce à quoi il s’était attendu. Il se trouvait dans un état étrange, dans une sorte de non-religion, ou de religion qui ne disait pas son nom. Mais ce dont il avait envie, par-dessus tout, c’était qu’on le laisse en paix.
— Je prie, le reste importe peu, dit-il à Massada.
Massada fut à deux doigts de s’arracher les rares cheveux qu’il lui restait sur le crâne. Ce qui le troubla le plus, c’était l’incapacité dans laquelle il était de discerner si Morgennes était ou non de mauvaise foi. « Il ferait un très mauvais client », pensa-t-il. Lui qu’il avait connu si pieux, si dévot, si bon Hospitalier. Comment pouvait-on à ce point changer de religion sans se sentir un tant soit peu en contradiction avec soi-même ? Et cette histoire de foi qu’on adopte et de dieu auquel on se met à croire parce qu’on l’a décidé, sous la menace d’une arme ! Massada avait fréquemment entendu parler de conversions forcées, notamment dans le cas de Juifs obligés de se convertir au christianisme, mais il n’avait jamais entendu dire que cette conversion fût sincère. Au contraire. À chaque fois, les laps devenaient relaps. Et il fallait les tuer…
Enfin, après la prière, Morgennes et Yahyah remontèrent dans la carriole, Yahyah à l’arrière, Morgennes à l’avant, et le petit groupe reprit sa route.
Ils franchirent des déserts et des plaines, se tinrent à l’écart des chemins les plus fréquentés, s’efforcèrent constamment de prendre par des champs auxquels des combattants chrétiens ou mahométans avaient bouté le feu pour incommoder l’adversaire.
Leur parcours
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