Les chevaliers du royaume
les mena à travers des villages aux maisons incendiées. Bien que la région fût loin des zones de combat, nulle part ils ne virent d’habitants : ceux-ci s’étaient mis à l’abri des murailles de Tyr, Tripoli ou Tortose. Les pillards s’en donnaient à cœur joie. Ils prenaient par surprise des paysans trop fatigués ou trop vieux pour partir, ceux qu’un trop grand afflux de réfugiés avait empêchés d’entrer dans la ville, et fondaient sur eux comme des loups sur leur proie.
C’étaient parfois d’anciens croisés, ou leurs descendants, qui ne trouvaient rien de mieux à faire que de s’attaquer à leurs propres gens, et de les terroriser. Parmi ces bandits se trouvaient des Templiers, tels Kunar Sell ou François du Meslier, ainsi que de petits seigneurs, comme Raoul de Ménibrac ou Jean de Saint-Alban – ce dernier s’étant mis au service de Saladin et lui versant la moitié de ce qu’il volait en échange de sa protection.
Ces traîtres emmenaient tout ce qui ressemblait à une femme ou à un enfant, s’emparaient de ce qui pouvait se vendre, et massacraient le reste.
C’est ainsi que Fémie, Morgennes et Massada virent des hyènes, le museau taché de sang, le poil luisant de sueur, errer parmi les ruines d’un hameau chrétien à la recherche des morts. Elles avaient si bien gratté la terre que par endroits des corps – qui les avait ensevelis ? – avaient été sortis de leur trou pour être dévorés. Leur tête aux chairs décomposées levait vers le ciel des yeux aussi vides qu’effrayants. On interdit à Yahyah de les regarder, mais il les observa quand même à travers les doigts que Fémie avait plaqués sur son visage. Une odeur nauséabonde s’exhalait de ces cadavres : s’ils avaient eu un peu plus de temps, ils auraient pris la peine de les remettre en terre. Mais d’ailleurs, à quoi bon ? Les hyènes reviendraient les exhumer.
Ils poursuivirent leur route, priant pour ne pas tomber sur une de ces bandes qui, aux malheurs de la guerre, ajoutaient la rapine et le meurtre.
Morgennes avait recouvré la plupart de ses forces. Bien que borgne, il se sentait aussi capable qu’aux premiers jours de juillet. À un détail près : son épée lui manquait. L’absence de Crucifère commençait à se faire cruellement sentir, et sa main droite s’engourdissait. Hier, l’ongle de son pouce était tombé. Sa chair, mise à nu, avait un peu saigné. Aujourd’hui, elle brunissait, tandis que ses doigts étaient gagnés par une sorte de raideur.
Il poussa un profond soupir et ferma l’œil. Il se remémora ses blessures les plus récentes, à l’œil, à l’épaule et au flanc, et fut content d’avoir été si bien soigné. Néanmoins, quand il se passa la main sur le côté, il sentit un bourrelet de chair épaisse, cicatrice qui ne s’effacerait jamais.
Le roulis de la carriole lui donna envie de dormir. Il avait perdu l’habitude de voyager ainsi. Alors, pour se tenir éveillé, il se représenta le krak des Chevaliers, qu’ils ne tarderaient pas à voir se dresser sur l’horizon. Le lac derrière eux, les premiers contours du djebel Ansariya apparaîtraient bientôt, ainsi que, les dominant comme une proue de navire, les robustes murailles du krak.
Celui-ci fermait la trouée de l’émirat de Homs d’où l’on accédait par voie de terre à Tortose ou à Tripoli. Il donnait aux Francs de Terre sainte un avantage considérable, en termes de terrain et de temps : Non seulement le krak permettait de détecter longtemps à l’avance l’arrivée d’une armée ennemie, mais aussi de la maintenir sous la domination de ses remparts.
Plus de deux mille hommes s’y entassaient en temps normal. Tous n’étaient pas des soldats, encore moins des chevaliers, mais jamais on n’avait vu réunie au même endroit – sauf peut-être à Jérusalem, avant la guerre – pareille concentration de cavaliers et de gens d’armes d’aussi belle qualité.
Morgennes comptait parmi eux quelques amis, et de nombreux ennemis. Il se demandait souvent comment ceux-ci l’accueilleraient à son retour. Du reste, que savaient-ils de son histoire ? Il n’était ni le premier frère à fauter, ni le premier à renier la Croix.
D’ordinaire, en cas de faute commise par un frère, un tribunal de pénitence statuait. De la simonie à la trahison, en passant par la sodomie et la violation du secret du chapitre, bien des cas étaient couverts et punis d’une peine
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