Les chevaliers du royaume
fredonnait le soir pour l’aider à s’endormir. Avant qu’on ne l’enlève.
— Réponds à ma question, insista le cadi. Qu’as-tu vu ?
Le mamelouk en était péniblement arrivé à Morgennes et aux Maraykhât, quand il fut interrompu par un accès de toux si violent qu’un filet de sang lui coula sur le menton.
— Il faut arrêter, prévint le docteur al-Waqqar. Cet homme est épuisé.
— Encore un peu, dit simplement le cadi. La suite, demanda-t-il au mamelouk. Dis-nous la suite !
S’il se montrait si pressant, si avide de réponses, c’est qu’il avait trouvé son meilleur témoin. Les autres n’avaient eu de la scène que des visions imprécises, parcellaires. Un coup d’épée par-ci, une pluie de flèches par-là, une détonation ailleurs. Quelques phrases saisies au vol. Rien d’utile. Une mosaïque d’impressions. Manquait le fil directeur. Le mamelouk paraissait l’avoir.
Il reprit sa déclaration, ponctuée d’expectorations violentes et teintées de rouge.
— Vous notez ? demandait le cadi à ses greffiers tout en les foudroyant du regard. Puis il se retourna vers le mamelouk, dont le soudain silence l’avait alerté : quoi d’autre ? Vite !
Trop tard : le malheureux s’était évanoui.
— La thériaque ! cria Ibn Abi Asroun au docteur. Il en faut encore ! Plus vite, dépêche-toi ! Cet homme est presque mort !
— Je ne sais si je puis, s’excusa le docteur al-Waqqar. Je lui en ai déjà appliqué plus qu’il n’est permis.
— Tu le peux, puisque je te l’ordonne ! explosa le cadi. Fais ce que je te dis ou c’est toi qui auras à te soucier de l’au-delà !
— J’y pense tous les jours, souffla al-Waqqar en courbant la tête.
Il administra au mamelouk une seconde dose de thériaque. L’agonisant releva les paupières. Il ne souriait plus. Il avait l’air chagrin d’un enfant réveillé en pleine nuit. De vilains cernes noirs se creusèrent sous ses yeux, et son front fut sillonné de rides. Ses lèvres blêmirent à nouveau.
— Parle ! ordonna le cadi.
— J’ai sommeil, répondit le mamelouk.
— Tu dormiras tout à l’heure, dans ton pays. C’est promis ! Mais d’abord, il faut parler ! Les Assassins, où sont-ils allés ?
Trop faible pour ouvrir la bouche, le mamelouk montra d’une main molle un endroit de la place du marché.
— Allez voir ! ordonna le cadi à deux de ses hommes. Quant à toi, cria-t-il au mamelouk, continue ! Dis-moi où est parti l’Hospitalier !
Le mamelouk indiqua la ville basse, et susurra si bas qu’on dut se pencher sur sa bouche pour l’entendre :
— Un couple de vieillards, avec un chien et un enfant, dans une carriole, tirée par un si petit âne, si vieux… Comment est-ce possible ?
Ses lèvres se figèrent sur cette interrogation.
— C’est fini, dit simplement al-Waqqar.
— Je le vois bien, s’offusqua le cadi. J’ai vu suffisamment de combats pour reconnaître un mort quand j’en ai un sous les yeux !
— Pardonnez-moi, Excellence, mais que fait-on du corps de cet homme ? Vous lui aviez promis…
— Jetez-le dans la fosse commune ! Qu’il y pourrisse avec les autres.
— À vos ordres, souffla le docteur, pressant un peu plus fort la main du malheureux mamelouk et recommandant en silence son âme à Dieu. Faites qu’Allah me pardonne !
Le cadi avait à présent une image assez précise des événements. Mais les raisons de l’alliance des Templiers avec les Assassins lui échappaient encore. Si ce n’est que, comme disait le fameux adage : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. » Toutes les alliances étaient possibles, y compris les plus ignobles. D’un pas rapide, il alla trouver le chef de sa garde :
— Qu’attendez-vous pour envoyer vos meilleurs cavaliers à leur poursuite ? Une carriole menée par un vieil âne, avec deux hommes, un enfant et une femme à son bord, ce n’est tout de même pas compliqué à rattraper… Ils sont partis il y a deux ou trois heures. Et malheur à celui qui n’ensanglante pas son glaive ! conclut-il en citant un verset du Coran.
L’officier de cavalerie monta en selle, avec à sa suite une quarantaine d’hommes qu’il divisa à la sortie de la ville en trois petits groupes. Lui-même s’en alla vers le sud – la région la plus sûre à fouiller, étant sous la domination des troupes de Saladin.
Mais il s’aperçut bien vite que l’apparente facilité de la tâche, « retrouver
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