Les chevaliers du royaume
proportionnelle à la faute commise. En ce qui concernait Morgennes – un mélange de trahison et de reniement de la foi –, la punition la plus légère à laquelle il devait se préparer était la flagellation, suivie de l’exclusion de l’ordre et de l’obligation d’entrer dans un ordre plus dur (celui des Bénédictins, par exemple). À moins qu’on ne l’enferme pour le restant de ses jours ; auquel cas il serait emprisonné dans les caveaux d’un prieuré, en Terre sainte ou en Occident. (Il pouvait même être tué : il n’était plus chrétien, ce n’était plus un péché…)
Le jour qu’il laissait derrière lui était peut-être le dernier, à moins que… Il existait une échappatoire : se laisser délier de sa profession de foi par le frère chapelain du krak. Morgennes contint un frisson. Il savait que tous le presseraient d’accepter cette solution.
Étrange apparition que celle, au beau milieu de la nuit, du krak des Chevaliers sous la lumière des étoiles. En fait, le krak n’apparaît pas : il se dresse soudain comme un ogre, il surgit des montagnes ; il se confond avec elles, si bien que c’est le djebel Ansariya tout entier qui paraît se lever pour les contempler, et mieux les écraser.
Massada, Fémie et Yahyah ne purent s’empêcher d’éprouver un sentiment de crainte respectueuse. La simple vision de ce château leur aurait donné envie de fuir s’ils avaient été l’ennemi.
On disait d’ailleurs que, la nuit, les assauts cessaient d’eux-mêmes. On disait aussi que le krak était imprenable, et que les précipices à ses pieds s’agrandissaient pour engloutir ses adversaires.
— Il faut pourtant bien qu’il ait été pris, puisque les Francs y sont et que ce sont des Sarrasins qui l’occupaient avant eux, fit remarquer Massada.
— Des Kurdes, rectifia Morgennes. D’où son ancien nom, Hosn el-Akrad : le château des Kurdes. Mais ce que vous voyez là n’a pas grand-chose à voir avec ce que les hommes du premier comte de Tripoli ont pris d’assaut autrefois. Ils y ont ajouté une seconde enceinte, surélevé la première, creusé des puits, bâti des citernes, haussé les courtines, fait toutes sortes de travaux qui le rendent impossible à prendre.
— À moins de ruser, fit Massada.
— À moins de ruser, évidemment. Mais, jusqu’à présent, la ruse n’a pas été employée contre lui. D’ailleurs, peut-on ruser avec la montagne et la pierre ? Je ne crois pas.
— Avec elles, non, mais avec les hommes, oui, ajouta Massada.
— Laisse-moi mes espoirs, dit Morgennes. Ne me fais pas de peine. J’aime ce château comme on aime un animal. Je lui voue plus que de l’admiration, plus que de l’amitié : je l’aime. Si je me souviens bien, la première fois que je l’ai vu, c’était en 1163. Je débarquais tout juste, jeune envoyé du comte de Flandre Philippe d’Alsace, pour assister au couronnement d’Amaury. Je n’étais pas encore au service de l’Hôpital, mais n’allais pas tarder à y entrer. C’est en voyant le krak que je me suis décidé. C’est ce château qui m’a vaincu – moi qui jusqu’alors avais toujours refusé d’approcher quoique ce fût de religieux. Cette forteresse est pour moi la plus belle des cathédrales, le plus beau des cantiques…
Ils le laissèrent à ses pensées.
Yahyah caressait d’une main distraite la chienne, qu’il avait surnommée Babouche. (« Pourquoi Babouche ? avait demandé Fémie. – Parce que c’est ce qu’elle préfère », avait répondu Yahyah, désolé, en montrant à sa maîtresse ses babouches à demi dévorées. Fémie avait poussé un petit cri d’horreur et grondé la chienne – qui était partie, la queue entre les pattes, se blottir dans un coin de la carriole.)
Massada ne quittait pas des yeux celui qu’il hésitait encore à nommer son « sauveur », son « ami ». Celui qui allait lui éviter un surcroît d’infamie. S’il avait eu du courage, il lui aurait posé la main sur l’épaule, mais là, il n’osait pas. Quant à Fémie, lorsqu’elle regardait Morgennes, elle ne voyait pas un homme, mais ses colliers, ses bracelets et tous ses bijoux disparus, envolés.
Elle avait voulu ce chevalier. Elle l’avait acquis à prix d’or, voilà tout.
Un prix élevé, certes, mais apparemment c’était le tarif à payer. Fémie ferma les yeux et revit comme en rêve les images qui avaient accompagné leur départ précipité de Damas.
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