Les chevaliers du royaume
râle, sa femme lui serra la main un peu plus fort. Beaujeu appela le frère infirmier.
— Laissez-le tranquille, je ne veux pas de ce sorcier qui ne sait même pas distinguer un lépreux d’un bien portant ! s’épuisa Tripoli. Je ne veux pas le voir.
Beaujeu annula son ordre, mais déplaça les cassolettes d’encens qui envoyaient leurs fumées dans la figure du vieux comte.
— Frère commandeur, dit Tripoli, je veux que l’on confie une mission à Morgennes. Quarante jours suffiront, ensuite, à vous de juger.
— Quelle mission ? demanda Beaujeu.
— Confiez-lui la tâche dont Sa Sainteté vous a chargé. Morgennes retrouvera la Vraie Croix, je vous en donne ma parole. Il ne faillira pas. Il n’a jamais failli d’ailleurs. Demandez-lui de retrouver une épée, il la retrouve, de vous rapporter les larmes d’Allah, il vous les livre, n’est-ce pas, Morgennes ?
Morgennes tressaillit.
— Mais nous n’avons pas l’intention de…, commença Alexis de Beaujeu.
— Tsss, coupa Tripoli. Que croyez-vous ? Que je ne sais rien de ce mystérieux chevaucheur portant turban et maniant l’arbalète qui est venu vous voir la semaine dernière ? Allons, il vous a remis une bulle signée d’Urbain III vous ordonnant de différer l’envoi de troupes à Jérusalem, et de retrouver la Vraie Croix, Modis Omnibus…
— Justement, dit Beaujeu. Une caravane transportant plus de deux cent mille besants d’or, soit la rançon d’un roi, que nous prêtent nos frères de l’hospice de Samson, à Constantinople, se dirige en ce moment même vers nous. Une de nos patrouilles, conduite par l’ancien écuyer de Morgennes, le frère Emmanuel, vient de partir à sa rencontre. Une fois l’or en notre possession, nous rachèterons la Vraie Croix à Saladin.
— Qui vous a dit que l’or l’intéressait ? lança Tripoli.
— Saladin serait-il si différent des autres ? répliqua Alexis de Beaujeu.
— Ce n’est pas de l’or qu’il vous faut, c’est un homme. Et cet homme, c’est Morgennes.
— Mais le marché du pape…
— Est indigne d’un pape ! Pardonnez-moi, beau doux sire commandeur, mais mettre ainsi en concurrence le Temple et l’Hôpital, c’est revenir sur le concile de Troyes de 1128, où fut adoptée la règle des Templiers ; c’est salir la mémoire de Callixte II, qui chargea l’ordre des Hospitaliers de la défense du Saint-Sépulcre, et c’est faire peu de cas d’Innocent II et d’Eugène III, qui l’un accorda aux Templiers leurs privilèges, et l’autre l’honneur de porter la croix. Enfin, c’est condamner à mort les deux ordres et le royaume franc de Jérusalem, quelle que soit l’issue de cet ignoble marché.
— Seigneur, beau doux frère commandeur, intervint Morgennes, de quel marché parlez-vous ?
Tripoli lui résuma toute l’affaire, puis conclut :
— Rome se lasse de Jérusalem. Rome en a assez de cette ville qui lui fait de l’ombre, de ces roitelets, de ces petits princes, petits barons, petits comtes, qui pleurent et se lamentent parce qu’un Saladin les menace ! Rome ne supporte plus que l’Hôpital et le Temple soient si puissants. Cela offense le clergé. Elle veut les châtier et rappeler à tous qui commande. Enfin, que la politique de l’Orient se fasse à Jérusalem plutôt qu’à Rome, ça jamais ! Plutôt ne pas la faire du tout !
— C’est là, hélas, la triste vérité, rappela Alexis de Beaujeu. Sa Sainteté Urbain III permettra à celui des deux ordres qui récupérera la Vraie Croix de continuer d’exister. L’autre sera dissous, et ses biens partagés pour moitié entre l’ordre vainqueur et Rome.
— Et c’est pourquoi je dis, haleta Tripoli, que les deux ordres, Rome, et le royaume de Jérusalem sont à jamais perdus ! À jamais ! Maudits par la faute d’un pape qui se préoccupe plus du Saint Empire que du Saint-Sépulcre !
— Notre devoir, dit Morgennes, est de récupérer la Vraie Croix, quelles que soient les attentes de Rome, et de la rendre à Jérusalem.
— Rome la veut pour elle ! soupira Beaujeu, désespéré.
— Que voulez-vous dire, beau doux frère commandeur ? demanda Échive de Tripoli, que ces histoires politico-religieuses intriguaient.
— Que Rome est jalouse ! Et qu’elle a peur de Saladin. L’excuse invoquée est qu’à Jérusalem la Vraie Croix peut retomber à tout moment, demain, dans un an, dans un siècle, entre les mains des infidèles ! La
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