Les compagnons de la branche rouge
perverse des dieux attachés à la
perte des humains, comme dans la conception grecque de l’ anagkê ,
cette fatalité inexorable qui écrase Achille, ou le résultat d’une trahison
humaine, comme pour le Sigurd-Siegfried de la tradition germano-scandinave
auquel il est également possible de le comparer [7] .
Couhoulinn n’est pas un héros ordinaire, et il ne peut guère
être classé parmi les personnages qui hantent l’épopée grecque. Il est vrai que
celle-ci, comme l’a démontré Georges Dumézil, ne nous est pas connue : ce
qui nous en est parvenu n’est que l’expression littéraire , intellectuelle , rationalisée d’antiques
liturgies se référant à des concepts oubliés depuis des siècles et remis à l’honneur
à l’époque athénienne classique par des dramaturges qui puisaient leur
inspiration dans le gouffre obscur du passé. L’épopée des Celtes n’a pas connu
pareille désagrégation. Grâce au mépris où on l’a tenue, elle a conservé sa
spécificité archaïque, ce qui lui confère un haut degré d’authenticité. S’il
fallait choisir un héros celte représentatif d’un état d’esprit, d’une culture,
d’une idéologie, c’est à n’en pas douter Couhoulinn qui remonterait à la
surface des eaux troubles de la mémoire.
Couhoulinn n’est pas le nom réel du personnage, mais son pseudonyme , c’est-à-dire son nom initiatique ,
celui que les circonstances de sa vie – en l’occurrence celles de son enfance –
lui ont imposé (comme à Vercingétorix, dont on ignore le nom réel) et qui
témoigne par là même de la mission dont la divinité invisible et innommable des
Celtes l’a investi.
L’extrême complexité du personnage ne se laisse pas
facilement appréhender ni ranger dans une catégorie bien déterminée. D’abord, c’est
un deux fois né : même si les récits traitant de
sa naissance sont obscurs, voire contradictoires, cette réalité est
incontestable. À l’instar du barde Taliesin de la tradition galloise qui
acquiert lors de sa seconde naissance le don de double vue, il puise là une
sorte de connaissance secrète, intérieure, symbolisée par sa semi-cécité, celle-ci
n’étant d’ailleurs que momentanée, n’apparaissant guère que pendant des périodes
de transes, c’est-à-dire dans un état second. De plus, sa double naissance
accentue l’ambiguïté de ses origines : s’il est incontestable que sa mère
est Dechtiré, sœur de Conor, on ne sait pas si son père est le dieu Lug ou bien
Conor lui-même. À moins que ce ne soient les deux , puisque
l’inceste fraternel, bien que rigoureusement interdit, est d’ordre divin et se
présente toujours comme un acte fondateur . C’est le cas
dans toutes les théogonies. C’était le cas dans l’Égypte pharaonique. Mais, dans
le cadre de l’épopée celtique, étant donné qu’il s’agit de héros incarnés dans
une société humaine qui possède des lois, on fait l’impasse sur l’inceste :
et l’on donne au héros un père putatif, un certain Sualtam, grâce auquel les
apparences sont sauvegardées.
La référence au dieu Lug n’est pas innocente. En effet, on l’a
déjà vu dans le cycle mythologique [8] ,
Lug est ambigu par nature, puisqu’il est issu à la fois du peuple de la déesse
Dana, donc des êtres de lumière, et du peuple des mystérieux Fomoré, donc des
êtres des ténèbres. Cela conduisait à le placer certes au-dessus ,
mais surtout à part . Lug ne peut être rattaché à aucune
des fonctions divines : il possède toutes ces fonctions. Il est le Multiple-Artisan . Il n’appartient pas à l’état-major des Tuatha Dé Danann , et cependant c’est lui qui les conduit à la
victoire. Sans lui, jamais les peuples de Dana n’auraient connu la puissance et
la gloire. Et il en sera de même pour le personnage bien connu de Lancelot du
Lac dans l’épopée arthurienne, qui est un étranger au milieu des compagnons de
la Table Ronde et, tout à la fois, l’élément essentiel sans lequel aucune
victoire n’est possible [9] .
Or Couhoulinn, tout en faisant partie de la famille royale d’Ulster, ne sera
pas vraiment l’un des compagnons de la Branche Rouge. Il sera lui aussi non
seulement au-dessus , mais surtout à
part . La meilleure preuve est qu’il sera le seul guerrier ulate à
échapper aux conséquences de la malédiction que Macha a lancée sur l’ensemble
du peuple d’Ulster.
Le nom originel de Couhoulinn est Sétanta ,
terme
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