Les compagnons de la branche rouge
d’ailleurs surprenant, puisque brittonique en plein milieu gaélique. Littéralement,
c’est le « Cheminant », appellation qui accentue son aspect solitaire
pour ne pas dire singulier. C’est après avoir, bien que tout enfant, tué le
redoutable chien, fort comme cent hommes, du forgeron Culann que, pour réparer
ce préjudice considérable, force lui est de se déclarer le protecteur, le chien
du lésé, soit Cù Chulainn , nouveau nom dès lors reconnu,
accepté par tous et, bien entendu, officialisé par un druide, intermédiaire
obligé entre le visible et l’invisible.
Cela dit, comme tous les héros, Couhoulinn possède des
vertus d’exception. Il est capable d’entrer en transes, don qui peut faire
penser à quelque rituel chamanique égaré en Extrême-Occident : il apparaît
alors comme une sorte de monstre polymorphe qui n’est pas sans rappeler les
Cyclopes de la tradition grecque, notamment par la mention de son œil unique. Il
semble alors rassembler en lui toutes les forces instinctives de la nature afin
de les canaliser et de les diriger vers le but qu’il s’est assigné. Ses ennemis
auront tendance à se moquer de lui lorsqu’il se livrera à ces métamorphoses
insolites, et il y gagnera le sobriquet de « Contorsionniste d’Émain ».
Mais il est difficile de revenir indemne de cette expérience : la transe l’éprouve
si profondément qu’alors s’impose une sorte de rituel de retour à la normale. Ainsi,
pour apaiser sa « fureur guerrière », faut-il le plonger
successivement dans trois cuves remplies d’eau froide dont il assèche
complètement les deux premières et à demi la dernière, du moins dans le
meilleur des cas.
On serait tenté d’établir une comparaison entre sa fureur et
celle des guerriers germaniques qui formaient l’étrange confrérie des Bersekr , « hommes-ours » plus ou moins légendaires
qui intégraient en eux la puissance meurtrière des animaux dont ils revêtaient
les peaux. On pourrait également penser aux hommes-loups, à ces non moins
mystérieux « loups-garous » si fréquents dans certains récits d’origine
populaire. Mais c’est paradoxalement avec l’autre extrémité du domaine
indo-européen que les analogies sont les plus flagrantes, très exactement dans
les traditions des Ossètes si remarquablement mises en lumière et traduites par
Georges Dumézil [10] .
On découvre en effet dans les récits concernant les Nartes, l’un
des peuples constitutifs de la nation scythe, un personnage qui offre des
points de ressemblance assez stupéfiants avec Couhoulinn : Batraz, fils de
Haemyts. À sa naissance, celle-ci étant évidemment tout à fait extraordinaire, on
vit « un petit garçon qui jaillissait et qui s’en allait tomber dans la
mer. La belle eau bleue ne fut plus qu’un nuage au-dessus du fond desséché ».
Ce n’est pas tout : le petit Batraz joute avec de nombreux enfants, tout
comme le fait Couhoulinn, et, à chaque fois, malgré son jeune âge, sort
vainqueur de la lutte, massacrant allègrement bêtes, gens et monstres qui s’opposent
à lui. Enfin, un jour, Batraz, qui est une sorte d’homme d’acier, se fait tremper chez le forgeron céleste Kurdalaegon. Il
demeure pendant plus d’un mois dans un feu qu’on pourrait qualifier d’enfer ;
puis le forgeron « le saisit avec ses pinces et le lança dans la mer. La
mer se mit à bouillir et s’assécha : l’eau s’était évaporée dans le ciel. Les
gros poissons, les petits poissons se débattaient sur le fond découvert. Tout
le corps de Batraz ne fut plus qu’acier bleu ». [11] La comparaison entre ce récit oriental et l’épopée irlandaise est déjà assez
éclairante.
Or, le caractère d’ homme de feu de
Couhoulinn n’est pas seul en jeu, mais aussi ses origines mythiques. Si sa
double naissance est marquée par une extraordinaire ambiguïté, celle du Batraz
ossète ne l’est pas moins. Lui aussi naît deux fois, ou, pour être précis, est mâturé deux fois. Son père est un Narte du nom de Haemyts, mais
sa mère est une étrange créature appartenant à l’Autre Monde qui ne peut vivre
sur terre que la nuit sous son aspect normal, et recouverte d’une peau de
grenouille pendant le jour. Or, un interdit de type mélusinien pèse sur elle :
personne ne doit savoir cette particularité. Bien entendu, comme dans la
légende de la Mélusine poitevine, cet interdit est transgressé par la faute de
Syrdon (l’équivalent du
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