Les compagnons de la branche rouge
Bricriu irlandais et du Loki germanique), et la
femme-grenouille doit rejoindre son pays d’origine. Cependant, comme elle est
enceinte, elle greffe le fœtus qu’elle porte sur le dos de Haemyts, à charge
pour lui de mener la gestation à son terme.
C’est ainsi que Haemyts devient un « père porteur »,
et son abcès dans le dos est crevé au moment opportun par l’étrange Satana [12] ,
sorte de déesse-mère analogue à la Morrigane irlandaise comme à la Morgane des
romans arthuriens, et dans laquelle peut se reconnaître l’image archaïque de l’Athéna
grecque, laquelle, on s’en souvient, surgit tout armée du cerveau de Zeus. Il
est bien évident que toutes ces histoires de double naissance – ou de double
gestation – recouvrent d’antiques notions qui concernent ce que les Orientaux
appellent l’ illumination , l’ouverture du « troisième
œil », un peu à la manière de ce que raconte la Bible à propos de Moïse
recueilli sur les eaux du Nil par la fille du pharaon. Les héros ont toujours
une naissance – ou une gestation – anormale , laquelle
témoigne de leur origine divine ou surnaturelle, et ce n’est pas la tradition
chrétienne la plus orthodoxe concernant Jésus qui pourra démentir cette
affirmation.
Mais tout divin – ou demi-dieu, si l’on se réfère à la
formulation grecque – qu’il est, Couhoulinn doit suivre un apprentissage tant
de la vie que de l’héroïsme guerrier. Il découvre peut-être tout seul sa
vocation, mais cette vocation doit être structurée selon des normes qu’il est
difficile de saisir, car elles appartiennent au fonds traditionnel le plus
archaïque de la mémoire des Celtes. Ce ne sont pas des hommes qui initient les
jeunes guerriers, mais des femmes , et ce fait constitue
vraiment l’originalité et la spécificité de la tradition celtique. On en
retrouve d’ailleurs des traces dans la version galloise de la Quête
du Graal , où le héros Peredur (Perceval) acquiert sa puissance guerrière
– et magique – chez les mystérieuses « sorcières » de Kaer Lloyw (Gloucester),
avant de continuer ses errances vers le Château des Merveilles [13] .
Car ces femmes étranges qui initient les jeunes gens sont à la fois des
guerrières, des sorcières (et même des magiciennes au sens fort du terme), en
même temps que des révélatrices d’une sexualité masculine demeurée jusque-là en
état de latence. Et si les conteurs font résider ces femmes initiatrices en Écosse,
c’est aussi parce qu’il y a un jeu de mots permanent dans les langues celtiques
entre la Scythie, pays quelque peu mythique où Homère situe les mystérieux
Cimmériens, et la Scotie qui, pour devoir peut-être son nom à la colonisation
irlandaise (le nom générique des Irlandais est Scots ), n’en
demeure pas moins une région brumeuse, mal connue et, comme chacun sait, abondamment
peuplée de fantômes.
C’est dire que les femmes sont loin d’être absentes de l’épopée
des Celtes. Elles ne sont peut-être pas admises à l’assemblée des compagnons de
la Branche Rouge, elles se trouvent toujours à la croisée des chemins que
parcourent les héros. Des personnages comme Scatach, Uatach et Aifé, les trois
principales initiatrices de Couhoulinn, le prouvent assez. Elles ont des
rapports certains avec le surnaturel, le divin, le magique, mais comme toutes
les femmes qui apparaissent dans les récits à un moment ou à un autre du
déroulement des actions. Il faut certainement voir là une réminiscence d’un
état social – et religieux – antérieur à l’arrivée des Celtes en Europe
occidentale, quand la presque totalité du continent se trouvait sous la
protection d’une Grande Déesse qui, sous d’innombrables noms, était toujours la
même, l’unique, l’insaisissable, la profonde, la féminité divine incarnée, objet
de vénération et de désir, maîtresse des êtres vivants parce que mère
universelle [14] .
De toute façon, les personnages féminins sont à la hauteur
des héros masculins. La figure de la grande Déesse des Commencements hante les
imaginations. Quoique souveraine de Connaught, donc ennemie mortelle de Conor
et des Ulates, la reine Maeve se trouve toujours au cœur même de chaque
intrigue. « Ivresse » est littéralement son nom. Et si l’ivresse est
le lot commun de tous les Gaëls, pour ne pas dire de tous les Celtes, il
convient de se souvenir qu’elle peut être également divine, et que
Weitere Kostenlose Bücher