Les compagnons de la branche rouge
temps, il pouvait faire saillir l’autre hors de l’orbite
et le gonfler si prodigieusement qu’il finissait par lui donner les proportions
d’un chaudron destiné à cuire un veau d’un an.
« Soit, maugréa Couhoulinn, les femmes d’Ulster auront
leurs oiseaux, puisque tel est leur bon plaisir. »
Il alla trouver Loeg, son cocher, et, après quelques mots d’explication,
le pria d’atteler.
« Tu as tort, petit chien, objecta Loeg. Oublies-tu qu’une
malédiction pèse invariablement sur toi quand tu chasses des oiseaux [159] ?
– Hélas, non, ô mon père Loeg, mais qu’y puis-je ? Les femmes d’Ulster m’ont
provoqué, et me voici dans l’obligation de leur en capturer, dût-il m’en
advenir malheur. »
Loeg attela donc le Gris de Macha et le Noir de la Vallée
sans pareille, puis il amena Couhoulinn jusqu’au lac. Une fois là, ce dernier
sauta dans l’eau et, brandissant son épée en assena un tel coup à la troupe des
oiseaux que leurs pattes et leurs ailes formèrent comme un tapis à la surface
des flots. Il n’eut dès lors plus qu’à s’emparer d’eux et à les rapporter tous
aux femmes d’Ulster. Et il les leur distribua si bien qu’il n’en fut aucune qui,
exceptée Émer, n’en obtint deux. Et, tandis qu’elles allaient se pavaner
triomphalement, un oiseau sur chaque épaule, Couhoulinn dut affronter sa propre
épouse.
« Je conçois que tu sois de méchante humeur, lui dit-il.
Elles ont toutes leur paire d’oiseaux, et toi, tu n’en as aucun… – Tu te
trompes, répondit-elle. Je n’ai pas lieu d’être mécontente, puisque c’est grâce
à toi qu’elles les ont obtenus. Tu as fait une juste répartition de ta capture.
Quant à moi, quitte à me retrouver les mains vides, il m’est toujours possible
de me flatter que mon mari a d’autant mieux servi et comblé les autres femmes
qu’il n’en est aucune qui ne l’aime ou ne lui réserve une part d’amour. Tandis
que moi, mon cœur, n’est-ce pas ? ne bat que pour toi… – Cesse donc de te
tourmenter, reprit Couhoulinn. S’il vient d’autres oiseaux, dans la plaine de
Murthemné ou sur les hauteurs de la vallée de la Boyne, les plus beaux seront
pour toi, je te le promets. »
Or, peu après, on vit apparaître au-dessus du lac deux
grands oiseaux qui, d’une blancheur et d’une grâce incomparables, volaient en
décrivant de larges cercles au-dessus de la plaine de Murthemné. On remarqua
ensuite qu’une chaîne d’or rouge les reliait l’un à l’autre. Et ils chantaient
une si douce chanson qu’en l’entendant, tous les Ulates s’endormirent, à l’exception
d’Émer, de Couhoulinn et de Loeg. D’un bond, Couhoulinn gagna l’endroit que
survolaient les deux grands oiseaux, dans l’intention de les attraper ou de les
blesser.
« Si tu consentais à m’écouter, protesta Émer, tu ne t’en
prendrais pas à eux, car ils me semblent sous l’emprise d’un charme magique. – Elle
dit vrai, petit chien, reprit Loeg. Je te répète ce que je t’ai déjà dit :
il est mauvais pour toi de t’attaquer à des oiseaux, surtout s’ils sont liés
par une chaîne d’or rouge. Tout cela te portera malheur, j’en ai peur. – Qu’avez-vous
donc contre moi ? s’écria Couhoulinn. Chaque fois que je prétends
accomplir une action d’éclat, vous essayez de m’en empêcher. Sachez-le, mon
honneur est en jeu. J’ai donné aux femmes d’Ulster les oiseaux qu’elles
désiraient. La seule à n’en avoir pas eu est ma propre femme. Je me dois de lui
offrir ceux-ci, et peu m’importe ce qui arrivera. – Tais-toi, beau chien, insista
Émer. Je sais que tu es le plus brave et le plus habile de tous les guerriers d’Ulster.
Je sais aussi que j’aurai des oiseaux, tôt ou tard, qui me permettront d’affirmer
que je suis l’épouse du plus grand champion de toute l’Irlande. – Trêve de
bavardages ! répliqua-t-il. Père Loeg, va me chercher une pierre et mets-la
dans ma fronde. »
Loeg alla donc prendre une balle et la tendit à son maître, ainsi
que la fronde, et Couhoulinn ajusta les grands oiseaux blancs, mais il manqua
son coup, et la pierre tomba dans les flots.
« Malheur à moi ! s’écria-t-il, voilà que vos
remontrances à tous deux me troublent et m’empêchent d’atteindre mon but. Ô
père Loeg, donne-moi une autre pierre, que j’abatte enfin ces oiseaux. »
Loeg lui tendit une autre balle, et il ne la décocha qu’après
avoir, posément, visé au
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