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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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bonheur
plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant
de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer.
Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras, j'en imaginai
une bien fausse et bien insultante pour ses mœurs; et, croyant
qu'elle m'avertissait que ma santé courait des risques, je tombai
dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant
plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous
entendions pas l'un l'autre, nos entretiens à ce sujet étaient
autant d'énigmes et d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prête
à me croire absolument fou; je fus prêt à ne savoir plus que penser
d'elle. Enfin nous nous expliquâmes: elle me fit en pleurant l'aveu
d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance
et de l'adresse d'un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis un
cri de joie: Pucelage! m'écriai-je: c'est bien à Paris, c'est bien
à vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux
de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne
cherchais pas.
    Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis
que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne. Un peu
d'habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma
situation me firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs,
j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, à la place
de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui remplît mon cœur. Il
fallait, pour tout dire, un successeur à maman: puisque je ne
devais plus vivre avec elle, il me fallait quelqu'un qui vécût avec
son élève, et en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de
cœur qu'elle avait trouvée en moi. Il fallait que la douceur de la
vie privée et domestique me dédommageât du sort brillant auquel je
renonçais. Quand j'étais absolument seul, mon cœur était vide; mais
il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait
aliéné, du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait
fait. Dès lors j'étais seul; car il n'y eut jamais pour moi
d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans Thérèse le
supplément dont j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant
que je pouvais l'être selon le cours des événements.
    Je voulus d'abord former son esprit: j'y perdis ma peine. Son
esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y
prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su
lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la
rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pontchartrain,
vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant
plus d'un mois à lui faire connaître les heures. A peine les
connaît-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre
des douze mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre,
malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne
sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui
vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire.
Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser
madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans
les sociétés où j'ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si
l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les
occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France,
dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne
voyais pas moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à
suivre; elle m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément;
et devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les
princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite,
lui ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur son mérite, des
compliments dont je sentais la sincérité.
    Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit
ainsi que le cœur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des
idées. Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus
beau génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir été jadis élevée
auprès de la marquise de Monpipeau, faisait le bel esprit, voulait
diriger le sien, et gâtait, par son astuce, la simplicité de notre
commerce. L'ennui de cette importunité me fit un peu surmonter la
sotte honte de n'oser me montrer avec Thérèse en public, et nous
faisions tête-à-tête de petites promenades champêtres et de petits
goûters

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