Les Conjurés De Pierre
brûlait et ces enfants dont les corps calcinés ressemblaient à des bûches dans l’âtre, Afra s’enfuit horrifiée, le bras replié contre son visage pour éviter de voir l’atroce spectacle. Elle traversa quelques ponts sous lesquels passaient des gabares chargées de cadavres.
Une fois rendue au r ialto, elle s’arrêta sur le grand pont de bois enjambant le grand canal qui serpente à travers la ville. Les eaux dégageaient une odeur pestilentielle qu’Afra appréciait presque après les fumées et les odeurs de chair humaine calcinée.
Comparé au Cannaregio, le Rialto était un quartier riche. Mais la mort ne faisait pas de distinctions entre les uns et les autres. Elle fauchait tout aussi cruellement ici qu’ailleurs.
Les habitants, craignant la contamination, déposaient devant leurs portes les cadavres couverts d’un drap blanc. La méthode était discutable puisque les croque-morts devaient commencer par chasser les hordes de rats ventrus qui se nourrissaient sans scrupule de chair humaine. Certaines de ses horribles bêtes, aussi grosses que des chats, se jetaient sur les croque-morts quand ces derniers cherchaient à les chasser à coup de bâtons.
Une musique entraînante et des cris de femmes ivres s’échappaient des fenêtres d’une magnifique demeure flanquée de colonnades et de balcons. Pourtant, devant la porte, il y avait deux cadavres. Comment était-ce possible ? Afra accéléra le pas.
Au moment où elle passait, les portes s’ouvrirent. u n jeune homme tout habillé de velours vert sortit, saisit Afra par les mains et l’entraîna à l’intérieur sans même qu’elle ait eu le temps de s’en rendre compte.
Un orchestre de vents, de cordes et de tambourins jouait de la musique orientale dans le patio, décoré de précieux meubles où un brûle-parfum répandait une odeur suave et enivrante. Des filles outrageusement fardées et vêtues de robes chamarrées dansaient.
Venga, venga !
Le jeune homme tenta de faire danser Afra qui restait pétrifiée sur place.
Il redoublait de persuasion sans qu’Afra puisse comprendre le moindre mot, puis il essaya de l’embrasser. Afra le repoussa si violemment qu’il tomba à la renverse. L’assemblée s’esclaffa.
Un médecin au visage aimable s’avança du fond du patio, portant un masque d’oiseau sous le bras :
— Vous venez de l’autre versant des Alpes ? demanda-t-il en allemand avec un fort accent italien.
— Oui, répliqua Afra. Pourquoi cette fête ?
— Cette fête ? Le médecin se mit à rire. Femme, on s’amuse, on profite de la vie ! On ne sait jamais combien de temps il nous reste encore à vivre ! Deux morts en une nuit, en une seule nuit ! Il ne reste plus qu’à danser, à moins que vous ayez quelque chose de plus agréable à nous proposer.
Afra secoua la tête, ayant presque honte d’avoir posé cette question.
— Et vous n’avez aucun remède contre cette épouvantable épidémie ?
— Il y a quantité de potions et d’élixirs mystérieux. Mais à quoi servent-ils ? Certains Vénitiens prétendent que les apothicaires et les rebouteux ont introduit la peste pour vendre leur camelote. Plus d’un Vénitien agonisant a déjà légué son palais à l’un de ces charlatans s’il réussissait à le sauver.
Le médecin leva les yeux au ciel.
Afra promena son regard sur les convives exubérants. Devant la cheminée noire de suie, deux couples à moitié nus faisaient l’amour sur des divans de brocards mordorés. Une matrone plantureuse avait retroussé ses jupons et, encouragée par les propos obscènes de deux jeunes hommes, se donnait du plaisir avec un phallus en bois.
Le médecin haussa les épaules et regarda Afra comme pour s’excuser.
— Ils essayent tous de rattraper ce qu’ils croient avoir manqué dans leur vie. Qui sait si demain ils pourront encore le faire !
Au-delà des morts dans les rues, Afra comprit en assistant à ces manifestations de désespoir, en voyant cette peur inscrite sur chacun des visages que tous s’évertuaient à dissimuler derrière une apparente gaieté, qu’elle s’était embarquée dans une aventure risquée.
Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ?
Afra n’avait jamais cru au diable qu’elle tenait pour une invention de l’ é glise destinée à intimider ses ouailles. l ’ é glise usait de la peur comme d’un moyen de pression extrêmement efficace.
L’homme craignait le Dieu tout-puissant, le châtiment et la
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