Les Conjurés De Pierre
Venise.
Mais quand il leur annonça que depuis quelque temps, aucune voiture en provenance de Venise n’avait fait halte dans la ville, elles eurent quelques inquiétudes.
Tandis que la Kuchler s’occupait de la marchandise et des chevaux, Afra fit le tour des autres auberges en quête de renseignements sur Gereon Melbrüge. Un marchand de draps de Constance prétendait avoir rencontré le vieux Michel Melbrüge il y a fort longtemps. Quant au jeune Gereon, Afra n’obtint en guise de réponse que des hochements de tête qui ne firent qu’accroître son découragement.
Durant l’épuisante traversée des montagnes, l’attirance subite et forte qu’avaient éprouvée les deux femmes l’une pour l’autre s’était, sans raison manifeste, transformée en réserve.
Si elles partageaient toujours le même lit dans les auberges, elles évitaient désormais toute démonstration de tendresse, fuyant toute caresse de peur que l’autre n’en tire des conclusions trop hâtives.
La suite du voyage se déroula dans le quasi-silence. Il leur arrivait de ne pas ouvrir la bouche durant une heure. Le paysage devint de plus en plus plat ; elles longèrent un bon moment le lit d’une rivière à sec qui serpentait à travers la plaine encore desséchée par le soleil de l’été.
Au midi du troisième jour, des colonnes de fumée noire apparurent à l’horizon. Les feux de la peste ! se dit Afra dans son for intérieur mais elle se tut. Gysela les avait elle aussi remarqués, mais semblait vouloir les ignorer.
à grands coups de fouet, elle lança ses chevaux au trot sur l’ancienne voie romaine qui traversait la vaste plaine en ligne droite.
Elles atteignirent leur but plus vite que prévu.
N’ayant pas rencontré depuis longtemps d’autres voitures, elles se réjouirent en apercevant un homme au regard hostile posté sur le chemin barré par des hallebardes croisées.
— Dove, belle signore ? leur dit-il.
Gysela voulut tendre une pièce à l’homme pour qu’il libère le passage. Comprenant qu’elles venaient de l’autre versant des Alpes, il leur demanda dans un allemand approximatif :
— Belles dames, où allez-vous comme ça ?
— Vous parlez notre langue ? s’étonna Gysela.
L’homme haussa les épaules et, tournant ses mains vers le ciel :
— Tout Vénitien sain de corps et d’esprit parle plusieurs langues. Venise est une ville internationale, vous savez. Vous allez bien à Venise ?
Les femmes acquiescèrent.
— Savez-vous qu’il y a la peste à Venise ? Voyez-vous ces feux là-bas sur les îles ? On brûle les morts en dépit de la volonté de notre Sainte Mère l’ é glise. Les médecins préconisent ce moyen pour contenir l’épidémie.
Afra et Gysela se lancèrent des regards inquiets.
— Officiellement, poursuivit l’homme, nul ne doit pénétrer dans la ville ou la quitter. C’est ce qu’a décidé la signoria , le parlement de Venise. Mais Venise est une grande ville composée de plusieurs petites îles qui ne sont pas très éloignées de la côte. Qui peut prétendre contrôler les allées et venues ?
— Si je vous comprends bien, répondit Gysela prudemment, vous pourriez nous débarquer à Venise ?
— Parfaitement, belle signore !
Au fur et à mesure de la conversation, l’homme se détendait et devenait plus aimable.
— Je m’appelle Jacopo, je suis pêcheur à San Nicolas, l’une des plus petites îles habitées de la lagune. Si vous voulez, je vous emmène vous et votre marchandise dans ma barque jusqu’au Rialto où vous trouverez tous les marchands et les négociants. Que transportez-vous ?
— Du drap de laine de Strasbourg, répondit Gysela.
Jacopo poussa un petit sifflement entre ses dents.
— Alors vous vous rendez certainement au Fondaco dei Tedeschi .
Gysela avait entendu parler du fondaco . C’est dans ce bâtiment sur le r ialto que les plus grandes maisons de négoce d’Allemagne avaient leurs comptoirs.
Et bien qu’elle ne fût que la veuve d’un petit tisserand qui venait de reprendre les affaires de son mari, elle répliqua avec assurance :
— Oui, c’est exactement là que nous nous rendons !
Le pêcheur proposa en sus de s’occuper des chevaux et de la voiture jusqu’à ce que les signore aient terminé leurs affaires. Quand elles s’enquirent du prix de ses services, Jacopo leur répondit qu’ils trouveraient plus tard un arrangement.
Comme la plupart des pêcheurs de la lagune,
Weitere Kostenlose Bücher