Les Conjurés De Pierre
Jacopo possédait une cabane en bois sur la terre ferme dans laquelle il entreposait du matériel et une carriole. Il conduisit les deux femmes jusque-là. Sa barque était amarrée tout près sur les eaux calmes. Le soir se couchait sur la mer. Derrière l’épais rideau de fumée noire, on devinait à peine la silhouette de Venise.
— C’est la bonne heure, dit Jacopo tandis qu’elles déchargeaient la voiture. Mais dépêchez-vous, nous devons être là-bas avant que la nuit ne soit tombée sur les îles. La moindre lumière nous trahirait.
Afra regarda pour la première fois les pièces d’étoffe soigneusement emballées que Gysela transportait, des pièces de laine fine de couleur unie, les unes dans les tons sable, les autres pourpres, ainsi que certaines présentant de jolis motifs, des fleurs et des guirlandes au goût de l’époque.
Tout en déchargeant avec un air absent les balles de tissus, l’une après l’autre, Afra regardait les différents motifs brodés quand, subitement, elle tomba en arrêt.
Ce ne fut pas le vert clair du tissu qui la surprit, mais le motif. Et, tout à coup, elle revit la scène dans la maison de Strasbourg, quand elle avait été attaquée par surprise et endormie avec un tampon de tissu imbibé d’un narcotique. Cette étoffe était de la même couleur et portait la même croix barrée brodée de fils d’or. Afra en eut le souffle coupé. Elle sentit son sang faire trois tours dans ses veines.
Gysela ne semblait pas avoir remarqué son trouble. Elle vaquait à ses occupations. Elle ne vit pas Afra trembler de tout son corps. En effectuant le transbordement des pièces de tissu, Afra essayait de démêler les confusions qu’avait fait naître cette découverte dans son esprit. Les idées les plus folles se bousculaient dans sa tête, elle tergiversait entre l’hypothèse du hasard et celle d’une volonté déterminée qui aurait placé Gysela sur son chemin, la chargeant de l’espionner afin de lui dérober le parchemin et son secret.
Elle ne parvint qu’à grand-peine à dissimuler son agitation.
Une fois la marchandise embarquée, Jacopo poussa la barque à l’aide d’une perche sur les eaux plates de la lagune vers les îles. Une demi-lieue plus loin, l’eau étant plus profonde, le pêcheur prit les rames. Ils n’étaient pas les seuls à profiter du crépuscule pour débarquer sur les rives de la ville lacustre. Les marins signalaient leur présence par de petits sifflements, s’assurant ainsi de ne pas avoir affaire à la garde dont les bateaux plus rapides et plus fins croisaient au large. Jacopo et ses passagères gardaient le silence.
La traversée leur parut interminable. Afra sentait la peur l’envahir, la peur de l’inconnu, de l’épidémie, de Gysela en qui elle avait perdu confiance.
Dans l’obscurité tout juste éclairée par un croissant de lune, les îles qu’elles longeaient avaient l’allure de gigantesques navires. Jacopo paraissait connaître parfaitement le chemin et maîtriser admirablement les manœuvres. Il conduisit l’embarcation dans les passes entre les îles de San Michele et de San Christofano pour finalement accoster près d’un long bâtiment flanqué de petites fenêtres tout en hauteur.
Elles gravirent un escalier aux marches régulièrement lavées par les vagues qui donnait directement sur une porte et entrèrent dans une grande salle au plafond assez bas, servant d’entrepôt pour le bois, les peaux, la laine et quantité de caisses et de tonneaux. Jacopo leur conseilla de déposer là leur marchandise qui serait ainsi en lieu sûr.
Le quartier de Cannaregio, situé tout à fait au nord de Venise, abritait la majeure partie des artisans et des petits négociants qui n’appréciaient pas véritablement les étrangers. C’était un quartier où il faisait bon vivre, où tout le monde s’entendait bien. Personne ne fermait sa porte à clef la nuit de peur de se faire mal voir ou d’attirer les soupçons.
Les habitants de Cannaregio vivant en vase clos, la peste les avait épargnés tandis que, dans les quartiers sud et est de Venise où étaient installés les chantiers de construction navale et les commerces, l’épidémie se propageait plus rapidement à travers la population qui comptait, selon les périodes, plus d’étrangers que de Vénitiens.
Afra et Gysela trouvèrent refuge pour la nuit dans une modeste et vieille auberge près de l’entrepôt. Le tenancier louait au premier étage
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