Les Conjurés De Pierre
mort. La peur était omniprésente. Afra réfléchissait : n’était-ce pas le diable qui lui avait mis le parchemin entre les mains ? Elle avait beau se dire que c’était absurde, elle n’arrivait pas à s’en dissuader.
— Qu’est-ce qui vous amène par les temps qui courent à Venise ? lui demanda le médecin, dont la voix lui sembla venir de très loin.
— Je viens de Strasbourg. Je suis à la recherche d’un marchand, Gereon Melbrüge. Il se rend à l’abbaye du Mont-Cassin. Vous ne l’auriez pas rencontré par hasard ?
Le médecin rit.
— C’est comme si vous me demandiez si j’avais vu un grain de sable précis sur l’île de Burano. Il y a autant de marchands à Venise que de grains sable au fond de la mer. Si je peux me permettre un conseil, vous devriez demander à la Fondaco dei Tedeschi , la longue bâtisse qui se trouve juste à côté du grand pont. l à, on pourra peut-être vous renseigner.
Afra regarda intriguée le médecin déboucher deux bouteilles de vin. Il lui en tendit une et porta l’autre à ses lèvres. Remarquant les hésitations d’Afra, il l’encouragea :
— Buvez ! Il n’y a pas de meilleur remède contre la peste que ce Veneto rouge, c’est peut-être même le seul. Gardez la bouteille pour vous ! Ne buvez pas d’eau si vous tenez encore à la vie.
Afra prit la bouteille et en but la moitié sans états d’âme.
Malgré son goût âpre, le vin lui fit du bien. Tandis qu’elle rebouchait la bouteille, elle aperçut le jeune homme en habit de velours vert assis par terre, adossé contre une colonne de marbre. Il regardait ébahi les filles qui dansaient.
Afra alla vers lui et lui dit d’une voix forte pour se faire entendre à travers la musique :
— Pardonnez-moi de vous avoir fait tomber brutalement. Mais je n’apprécie pas qu’on cherche à m’embrasser contre mon gré.
Le jeune homme ne réagissant pas, le médecin intervint :
— Il ne vous comprend pas !
Il traduisit en vénitien ce que venait de dire Afra. Alors que le jeune homme ne bronchait toujours pas, il le prit par les épaules et lui cria :
— Avete il cervello a posto [12] ?
Le jeune homme, inerte, s’affaissa sur le côté comme un sac de haricots qui se renverse. Les musiciens interrompirent leur musique et les témoins de la scène se turent l’un après l’autre.
— E morto ! Il est mort ! s’écria soudain le joueur de tambourin.
Il y a encore un instant, les convives dansaient et chantaient gaiement, et maintenant la stupeur et l’effroi les terrassaient. « La pestilenza ! » Le mot résonna dans tout le palais. « La pestilenza ! »
Les danseuses qui, il y a encore quelques secondes, dévoilaient en riant les formes avantageuses de leur silhouette galbée, se rassemblèrent autour du jeune homme recroquevillé en chien de fusil. Terrorisées, elles regardèrent encore un instant ses yeux vides, puis prirent la fuite en suivant les autres convives.
Afra fit de même, et le médecin à sa suite. Il secouait la tête.
— Il fut le temps d’un jour et une nuit le plus riche Vénitien, fils de l’armateur Pietro Castagno. Hier, son père et sa mère ont été emportés par la maladie. C’est la vie.
Contrairement à l’agitation habituelle, il régnait un silence de mort au Fondaco dei Tedeschi .
Depuis deux semaines, aucun marchand ne s’y était présenté. Les peaux, les étoffes, les épices, les bois exotiques, les tonneaux de vin et le poisson séché s’entassaient pêle-mêle dans les entrepôts. Une odeur indéfinissable empestait les vastes salles.
Des gardes armés interdisaient l’entrée à toute personne non autorisée.
Dans un coin du hall d’entrée, deux employés moroses attendaient que le temps passe. Bien qu’ils aient le type vénitien, ils s’exprimaient en allemand. l orsqu’Afra s’enquit de Gereon Melbrüge, le marchand strasbourgeois qui avait dû arriver ici il y a quelques jours, leurs visages s’éclairèrent.
— Autrefois, fit celui dont l’allure déconcertait manifestement Afra, Melbrüge passait au moins deux fois par an au Fondaco, mais cela fait bien deux ou trois années qu’on ne l’a pas vu. Compte tenu de son âge, c’est tout à fait compréhensible. Oui, cela fait vraiment longtemps qu’on ne l’a pas vu.
Afra mit du temps à leur faire comprendre qu’elle ne recherchait pas feu Michel Melbrüge. Celui dont elle leur parlait était son fils, Gereon,
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