Les Conjurés De Pierre
homme et j’ai des besoins. Quand le loup dépérit dans la forêt, il s’attaque aux brebis du troupeau.
— Monstre !
Les chaises devaient voler dans la cabine. Comment expliquer autrement le raffut qu’Afra entendait au-dessus de sa tête ? Le plafond tremblait. Sa présence à bord venait de déclencher une scène de ménage qui lui avait permis d’apprendre que son embarquement sur ce navire n’était pas dû au hasard de sa rencontre avec le plénipotentiaire.
Quand le calme fut enfin revenu, Afra quitta sa cabine pour gagner le pont supérieur. Le ciel était immensément bleu parsemé de quelques petits nuages. La mer sombre et les vagues lui rappelaient encore un peu l’atmosphère de la nuit précédente.
De la côte, on ne voyait déjà plus qu’un fin trait à l’horizon semblant une branche de bois mort flottant à la surface.
L’apparition d’Afra sur le pont provoqua une certaine agitation parmi l’équipage qui, à l’exception du capitaine et de deux officiers, ne comptait que des nègres rompus à la navigation. Par bonheur, Afra ne comprenait pas les plaisanteries salaces que se lançaient les matelots en ricanant. Quand le capitaine Luca surgit, il les fit taire et les tança vertement.
— Donna, ne leur en veuillez pas, dit le capitaine en s’avançant vers elle, ce ne sont que des mufles et des sauvages. Mais pour deux ducats, ils font un travail remarquable.
— Deux ducats ? s’étonna Afra, pour des matelots, ils sont plutôt bien payés !
Luca partit d’un grand éclat de rire qui résonna sur le pont.
— Vous plaisantez, donna. Deux ducats par tête, c’est le prix qu’ils ont coûté à messire Paolo sur le marché aux esclaves ! Bien entendu, il faut les nourrir de temps en temps mais ils n’en demandent pas plus.
Afra resta stupéfaite. Elle ignorait tout de l’esclavage. Bien qu’à la ferme du bailli, elle ait été corvéable à merci, elle n’avait pas souffert de mauvaises conditions de vie. Elle était révoltée et choquée à l’idée qu’un homme puisse être vendu sur un marché, comme un porc engraissé, pour une somme aussi dérisoire.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, le capitaine ajouta :
— Il n’y a pas de scrupules à avoir avec les nègres. Aucun d’entre eux n’est baptisé. Ce ne sont que des païens aussi éloignés de la religion chrétienne que nous ne le sommes de leur pays d’origine.
— Vous voulez dire que ce ne sont pas des hommes ? demanda Afra timidement.
— Oui, c’est tout au moins ce que pensent messire Paolo et notre s ainte m ère l’ é glise !
— Je comprends, fit Afra, perplexe.
— Mais pourquoi perdre notre temps à parler de ces païens ! reprit Luca que le sujet n’intéressait pas. Si vous le voulez, je vous fais visiter le navire. Le plénipotentiaire en est très fier, et il n’a pas tort. Venez !
Ils descendirent dans l’antre du galion par un étroit escalier situé au milieu du pont, puis en empruntèrent un second. Afra, aveuglée par la lumière éblouissante du grand jour, tâtonnait maintenant dans l’obscurité de l’unique cale assez basse de plafond. Les flancs bombés de la coque s’évasaient vers le haut découvrant l’ossature de la carène semblant un squelette de baleine. Le sol était tapissé de grossières planches qui soupiraient et gémissaient comme excédées par l’effort requis.
Afra fut étonnée par l’importance des réserves embarquées : des tonneaux d’eau douce et de vin, de la viande en saumure, des sacs de farine, des fruits secs, du pain, des corbeilles de fruits et d’herbes aromatiques, de quoi aller jusqu’aux Indes sans mourir de faim.
Elle sursauta en voyant surgir de l’obscurité deux jeunes nègres qui étaient cachés derrière un amas de sacs, chacun brandissant un gros gourdin, et l’un des deux tendant victorieusement au capitaine une chose qu’elle ne distinguait pas bien dans le noir.
— N’ayez aucune crainte ! dit Luca en se tournant vers Afra, ils chassent les rats. Ils sont plus efficaces que n’importe quel piège. On ne leur donne à manger que lorsqu’ils en attrapent un, ajouta-t-il en partant d’un grand éclat de rire.
Afra, écœurée, détourna les yeux du matelot qui tenait le rat sanguinolent par la queue.
— Je veux sortir d’ici, dit-elle au capitaine sur un ton pressant.
Ils regagnèrent l’entrepont où se trouvait la cabine d’Afra, ainsi que celles du médecin
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