Les Conjurés De Pierre
Cela faisait des jours qu’elle se nourrissait, à l’occasion, d’un morceau de pain sans jamais prendre un vrai repas. Tous eurent droit à un bon morceau de viande servi sur une petite planchette, puis à du poisson fumé et à un petit pain chaud de la taille d’une soucoupe comme on en voit lors des dîners dans la bonne société, le tout arrosé de vin servi dans de grandes timbales d’étain se resserrant dans la partie supérieure, ce qui, en cas de houle, évitait que le liquide ne déborde.
Tandis qu’Afra dégustait ces mets assez relevés, elle sentait le regard du mage peser sur elle. Elle feignit de n’avoir rien remarqué, bien que les yeux de l’homme la transpercent comme des lames de couteaux.
Paolo Carriera avait vu, comme tous les convives, Afra rougir. Il s’indignait, contrairement à son épouse, de l’attitude impudente du mage.
Le plénipotentiaire, soucieux de mettre fin au supplice d’Afra, chercha à détourner l’attention de Liutprand qui conservait son chapeau même à table :
— Je crois, messire, que votre prophétie vous a gratifié d’une agréable compagnie plutôt qu’elle ne nous a révélé une vérité cachée.
Messire Liutprand parut offusqué :
— Je vous interdis de dire cela.
— Non, vous n’avez pas le droit d’affirmer des choses pareilles, renchérit donna Lucrezia.
Le plénipotentiaire eut un sourire goguenard.
— Pourriez-vous alors m’expliquer pourquoi vous ne cessez de dévisager de manière éhontée donna Gysela ?
Liutprand baissa les yeux.
La situation était embarrassante pour Afra qui, curieuse de comprendre ces allusions semblant la concerner, interrogea le plénipotentiaire :
— Vous venez de parler d’une prophétie, messire Paolo. A-t-elle un rapport avec moi ?
— Certes pas, intervint Lucrezia prenant de court son époux.
Paolo lui lança un regard amusé.
— Ma chère, tu aurais dû laisser messire Liutprand répondre.
Ce dernier se taisant et détournant son regard affligé, Paolo se chargea de donner les explications avec une pointe de mépris dans la voix :
— Vous devez savoir que mon épouse n’entreprend rien dans la vie sans consulter son mage. Or, la veille de notre départ de Venise, messire Liutprand a prophétisé…
— … ce sont les étoiles qui l’ont dit ! Et les étoiles ne mentent pas, ajouta le mage.
— … messire Liutprand nous a donc annoncé qu’une femme voyagerait en notre compagnie et que cette femme jouerait un rôle déterminant dans notre vie. Comme aucune femme ne s’était présentée avant l’appareillage, je suis descendu sur le quai pour m’assurer que ladite femme n’attendait pas dans les parages. C’est à ce moment-là que je vous ai vue dans une situation fâcheuse.
— Une femme qui jouerait un rôle déterminant ? répéta Afra un peu gênée en riant. Je ne suis qu’une modeste veuve qui vous sait gré de l’avoir fait monter à bord. Messire Paolo, vous auriez dû approfondir vos recherches !
La réponse sembla satisfaire les convives qui ricanèrent et pouffèrent avant de reprendre leurs fourchettes. Mais le mage en colère donna un coup sur la table avec sa timbale et s’écria, outré :
— Je ne tolérerai pas qu’on me ridiculise de cette manière. Personne n’en a le droit !
La violence de cet éclat de voix fit sursauter Afra :
— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous froisser. Loin de moi l’idée de vous mépriser ou de mépriser votre science. Mais puisque c’est de moi qu’il s’agit, il me semble être bien placée pour vous redire que je ne suis qu’une modeste femme. Je ne vois pas comment je pourrais jouer un quelconque rôle dans votre vie ou dans celle de quiconque.
Messire Liutprand, la tête toujours baissée, observait Afra à la dérobée :
— Comment le sauriez-vous ? Pouvez-vous savoir ce que l’avenir vous réserve ? répliqua-t-il avec un œil si féroce que le blanc de ses yeux semblait manger sa prunelle sombre.
— Non, effectivement, nul ne sait de quoi son avenir sera fait !
Le mage se pencha alors au-dessus la table, son chapeau noir glissa légèrement sur le côté et frôla le visage d’Afra.
— Vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve, signora , vous ne le savez pas ! lui souffla-t-il en postillonnant. Mais moi, je lis dans l’avenir comme dans un livre ouvert. Il me suffit d’un simple coup d’œil.
L’épouse du plénipotentiaire acquiesça
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