Les Conjurés De Pierre
avec un air entendu, tandis que messire Paolo ne cessait de s’agiter sur sa chaise.
— Dites-nous donc enfin si donna Gysela va jouer un rôle dans notre vie ou si je me suis trompé en la faisant monter à bord !
Liutprand saisit avidement la main droite d’Afra et la retourna.
Il la tint, triomphant, un instant, puis rapprocha son visage de la paume jusqu’à ce que son nez la touche quasiment, et la renifla presque comme un chien.
Tandis qu’il en examinait attentivement les lignes où se dessinait bien distinctement un M, les convives se penchèrent à leur tour pour observer l’objet d’analyse.
Le padre, les mains jointes, écarquillait de grands yeux ; le capitaine souriait d’un air hautain ; le dottore Madathanus affichait une mine apparemment écœurée ; le plénipotentiaire, intrigué, fronçait les sourcils et pinçait les lèvres avec un air totalement dubitatif. Seule donna Lucrezia, son épouse, observait attentive et captivée l’événement, la main plaquée sur sa bouche.
C’est elle qui, la première, s’écria, alors que tous se taisaient :
— Vous voyez bien ! N’avais-je pas raison ? Cette femme n’était vraiment pas digne de notre intérêt.
Le mage releva les yeux sans lâcher la main d’Afra. Songeur, il dodelina de la tête avant de lancer un regard réprobateur à Lucrezia.
— Si je puis me permettre de vous donner un conseil, donna Lucrezia, dit-il sur un ton grave, vous feriez mieux de ne pas insulter cette femme. Ne me demandez pas de plus amples informations car, comme vous le savez, je suis tenu par ma profession de garder le silence sur tout ce qui touche à la mort, c’est une question de respect.
Les convives, interloqués, gardaient les yeux rivés sur messire Liutprand. Afra n’appréciait pas la façon dont il retenait toujours fermement sa main.
Lucrezia, au teint habituellement rose, était devenue livide. Afra vit ses paupières trembler comme des feuilles de saule. Les propos de Liutprand la déconcertaient elle aussi.
— Et vous avez lu cela dans les lignes de ma main ? lui demanda-t-elle d’un air plutôt embarrassé.
— Cela, et beaucoup plus encore, répondit le mage contraint et forcé.
— Et beaucoup plus encore ? Je vous en prie, ne me laissez pas dans l’ignorance !
— Oui, ne nous laissez pas dans l’ignorance ! renchérit Paolo Carriera.
Liutprand s’accorda quelques instants pour savourer l’effet produit par ses révélations sur les convives. Puis il rapprocha encore une fois la main d’Afra de son visage et, tout en parcourant de ses yeux vifs les lignes de sa paume, il reprit d’abord hésitant :
— Vous détenez dans vos mains, donna Gysela, un pouvoir extraordinaire.
Afra promena un regard inquiet sur l’assemblée silencieuse. Même le plénipotentiaire s’abstint d’intervenir.
— Un pouvoir, poursuivit Liutprand, qui pourrait menacer le pape de Rome…
— Comment cela se peut-il ? demanda Afra, qui parvenait à peine à dissimuler son émotion. Elle sentait son pouls battre dans ses veines. Le mage aurait-il maille à partir avec la loge des apostats ou était-il vraiment capable de lire dans les lignes de la main ?
Les prophétiseurs possédaient l’art de s’exprimer par conjecture et beaucoup se faisaient des fortunes avec leurs prédictions.
S’il n’était pas rare que d’étonnantes prophéties se réalisent mystérieusement, la majeure partie d’entre elles se révélait couramment n’être que des élucubrations gratuites n’offrant guère plus de garantie qu’une lettre d’indulgence achetée à prix d’or.
Lorsqu’Afra remarqua la réserve du mage, elle prit un air volontairement détaché :
— Messire Liutprand, je ne doute pas de l’intérêt de ce que vous dévoilent les lignes de ma main. Mais dites-moi, ces lignes ne sont-elles pas identiques chez chaque être humain ?
Le mage partit alors d’un grand éclat de rire :
— Donna Gysela, nul ne sait combien d’êtres vivants peuplent notre terre, ce dont nous sommes sûrs en revanche, c’est que tout homme possède une main unique. Et pourquoi ? Simplement parce que tout homme a un destin unique qui s’inscrit et se grave dans les lignes de sa main. Le sage Aristote le savait déjà. Il pouvait en tout cas déduire, d’après l’observation de la paume, si la personne vivrait longtemps ou non. Je suis bien placé pour vous le dire, car j’ai étudié à l’université de Prague
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