Les Conjurés De Pierre
et des nonnes. Elle hésita un moment. Devait-elle dormir tout habillée ? Pour la première fois de sa vie, elle ressentait de la pudeur, de cette pudeur qu’on ignore à la campagne où les vêtements servent plus à se protéger du froid qu’à voiler décemment les marques distinctives du sexe.
En été, dans les champs, Afra n’avait aucun scrupule à exposer sa généreuse poitrine au soleil, et personne ne s’en offusquait. Pourquoi devrait-elle avoir honte parmi des femmes ? Elle détacha donc le lacet autour de son cou sans tenir compte des regards posés sur elle et laissa glisser sur ses épaules sa robe grise. Elle se coucha nue et grelottante, puis remonta la couverture jusqu’au cou.
Afra s’endormit plus vite qu’elle ne le pensait. Cela faisait quelques jours qu’elle n’avait pas dormi dans un vrai lit et elle était exténuée.
Vers minuit, elle s’éveilla en sursaut, croyant avoir fait un rêve : les nonnes entouraient son lit et regardaient son corps nu. Certaines la touchaient, et, à la lumière d’une bougie, Afra aperçut leur sourire goguenard.
Elle tenta de remonter la couverture sur ses épaules pour cacher sa nudité. En vain. Lorsque l’on rêve, tout effort est inutile – nous le savons tous pour en avoir déjà fait l’expérience. La couverture résistait comme si elle était accrochée au bout du lit. Elle se redressa avec un air hagard et, à l’instant même, la chandelle s’éteignit. L’obscurité était complète.
Ce n’était sans doute qu’un mauvais rêve. Pourtant, une forte odeur de bougie éteinte flottait dans l’air. Afra restait immobile, pétrifiée d’effroi. Elle entendit tout près d’elle des ricanements étouffés. Le dortoir s’agitait. Non, elle n’avait pas rêvé. À cet instant précis, elle décida de quitter le couvent dès le lendemain matin à l’aube. Elle s’agrippa apeurée à la couverture.
Partir, se dit-elle. Puis elle sombra dans un profond sommeil.
Un bruit retentissant éveilla Afra. Une nonne passait dans l’allée centrale en frappant une cloche avec un petit marteau. Le jour pointait, c’était l’heure de la première prière du matin.
Afra garda les yeux baissés en se rendant à l’église pour les laudes. Lors de la collation dans le réfectoire, elle fixa un point au loin en mastiquant le dur quignon de pain qu’elle avait eu soin d’examiner pour s’assurer qu’il n’était pas fourré d’une garniture indigeste.
Quand le jour fut complètement levé, la cour s’anima. Les ouvriers vaquaient à leurs travaux dans l’église et les nonnes se répartissaient en groupes.
Afra allait chercher son balluchon pour s’éclipser discrètement lorsqu’elle croisa la mère abbesse qui lui tendit la main à la hauteur du visage.
En apercevant sur son médium la bague montée d’une grosse pierre bleue, Afra ne broncha pas.
— Baise mon anneau ! lui ordonna l’abbesse.
— Pourquoi ? demanda naïvement Afra, qui connaissait toutefois cet usage.
— C’est la règle de l’ordre de saint Benoît qui l’impose.
Afra obtempéra à contrecœur dans l’espoir que la mère abbesse la laisse ensuite passer. Mais à peine s’était-elle exécutée que l’abbesse reprit la parole :
— Tu es jeune, et il émane de ton visage plus d’intelligence que je n’en vois sur les visages abêtis de la plupart des nonnes qu’abrite cette abbaye. Après réflexion, je suis arrivée à la conclusion que tu effectueras ton noviciat au scriptorium, dit-elle en pointant sa main décharnée sur le bâtiment attenant à l’église qu’on apercevait par la fenêtre. Tu y apprendras à lire et à écrire, jouissant là d’un privilège accordé à bien peu de femmes.
Une multitude d’idées se bousculèrent dans la tête d’Afra. Elle voulait lui dire qu’elle souhaitait partir, qu’elle ne tiendrait pas ici plus de deux jours, lorsqu’elle s’entendit répondre à sa plus grande surprise :
— Révérende mère, je sais déjà lire et écrire. Je connais l’italien et un peu de latin aussi. Et, se souvenant de la réaction de la meunière quand elle avait récité le Je vous salue, Marie…, en latin, elle commença : Ave Maria, gratia plena , dominus tecum, benedicat fructus ventris tui…
L’abbesse, écœurée, grimaça en constatant l’érudition dont faisait preuve cette postulante. Mais, au lieu d’exprimer son admiration, elle se répandit en invectives :
— Avoue que
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