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Les Conjurés De Pierre

Les Conjurés De Pierre

Titel: Les Conjurés De Pierre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Philipp Vandenberg
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tu t’es enfuie d’un couvent. Qu’as-tu commis comme crime pour en arriver là ? Le Seigneur te punira !
    Alors Afra éleva la voix. Son visage se tordit de colère :
    — Vous me faites bien rire ! Le Seigneur me punirait, moi ? Parce que j’ai perdu mon père dans ma plus tendre enfance et que ma mère est morte de chagrin après la disparition de son mari ? Mon père était bibliothécaire chez le comte Eberhard von Württemberg. Non seulement, il savait lire et écrire, comme tout érudit qui se respecte, mais encore il comptait avec des chiffres qu’on ne connaît même pas dans nos contrées. Savez-vous ce que font mille fois mille ? Un million ! Nous étions cinq filles, ce qui aurait pu faire le désespoir d’un père. Mais le nôtre s’en moquait. Il nous a appris à lire et à écrire, et à moi, son aînée, il enseigna les langues étrangères. Alors qu’il se dirigeait à cheval vers Ulm, sa monture, effrayée par un tambour, rua, il tomba et se brisa la nuque. Un an plus tard, ma mère, ne sachant comment nourrir ses cinq filles, a mis fin à ses jours en se jetant dans le fleuve. Ensuite, chacune d’entre nous fut placée dans une ferme. Je ne sais pas ce que sont devenues mes sœurs. Et vous prétendez que le Seigneur va me punir !
    L’abbesse ne se laissa pas le moindrement émouvoir par ce récit. En tout cas, rien ne transparut sur son visage toujours impassible :
    — Puisque c’est comme ça, tu n’en seras que plus appréciée au scriptorium. Sœur Mildred et sœur Philippa sont déjà âgées. Leurs yeux sont bien fatigués et leurs mains, pour avoir déjà tant écrit, tremblent. Les tiennes sont jeunes et n’ont pas beaucoup servi jusqu’à présent. Il me semble que Dieu les a créées pour l’écriture, dit-elle en saisissant du bout de ses doigts crochus la main droite d’Afra, qu’elle maintint en suspens à la hauteur de ses épaules comme le cadavre d’un oiseau. Puis elle ajouta sur un ton autoritaire : viens, je vais te montrer le scriptorium.
    Afra réfléchit un bref instant. Devait-elle avertir l’abbesse qu’elle n’avait pas l’intention de rester un jour de plus dans l’abbaye ? Non, il fallait sans doute mieux feindre d’obéir en attendant patiemment l’occasion propice pour fuir.
    La cour de l’abbaye qui, la veille au soir, offrait un spectacle paisible, ressemblait en ce début de matinée à une fourmilière.
    Des ouvriers – une centaine, deux peut-être ? – transportaient des sacs, des pierres et du mortier. Une trentaine d’hommes musclés vêtus de haillons formaient une chaîne pour acheminer les tuiles qu’ils se lançaient de mains en mains jusqu’au faîtage en ponctuant leur geste d’un « hepp ». Une grue, munie de deux grandes roues entraînées par quatre hommes, hissait dans les airs un lot de chevrons posé sur un plateau suspendu par une corde à la flèche. Les ordres donnés dans la charpente retentissaient dans la cour et ricochaient sur les murs des bâtiments.
    Tout cela ne semblait pas impressionner l’abbesse. Elle ne s’aperçut même pas en traversant la cour qu’un étrange personnage se précipitait à petits pas pressés vers Afra. Il ne passait pourtant pas inaperçu avec ses vêtements chamarrés, ses hauts-de-chausses moulant ses fines jambes, un rouge sur la gauche, un vert sur la droite, son pourpoint noir ceinturé à la taille lui descendant à peine aux genoux, son col jaune assorti à ses manches, l’ensemble lui donnant une allure presque distinguée. L’homme portait sur la tête un chapeau dont le large bord relevé sur le front dégageait son visage. Sans parler de ses poulaines en peau noire très souple avec leurs pointes recourbées vers le haut, longues d’au moins une aune.
    Afra était très impressionnée. Comment pouvait-il marcher avec de telles chaussures ?
    Elle regarda, effrayée, l’oiseau bigarré mettre un genou en terre devant elle, soulever son chapeau, découvrant ainsi son abondante chevelure platine, puis, les bras relevés en arrière, s’exclamer :
    — Cécile, vous êtes ma Cécile, la seule et l’unique !
    La mère abbesse se retourna pour avertir Afra.
    — N’aie pas peur, ce n’est qu’Alto von Brabant, un peintre à l’immense talent, un homme original. Il se refuse depuis des semaines à finir le tableau au-dessus de l’autel, car il prétend ne pas avoir encore trouvé de modèle à sa convenance pour sa sainte Cécile.
    Alto

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