Les Conjurés De Pierre
pas d’elle.
Ses bras maigrelets pendaient le long de son corps comme deux ficelles de chanvre.
— Alors, tu t’apprêtes à renoncer aux plaisirs de la chair toute ta vie durant comme le prescrit la règle de saint Benoît ?
La question de l’abbesse paraissait incongrue dans ce lieu. Afra ne savait ni ce qui lui arrivait, ni ce qu’elle devait répondre. Mon Dieu, bien que les plaisirs du corps fussent loin de la soucier, elle n’avait pas l’intention pour autant de prendre le voile et d’entrer dans un ordre cloîtré.
— Es-tu prête à faire vœu de silence, à renoncer à manger de la viande et à boire du vin, et à préférer la souffrance au bonheur ? poursuivit l’abbesse.
Afra aurait aimé répondre qu’elle ne souhaitait qu’un toit pour la nuit et, si elle avait osé, quelques provisions pour la route.
Quant à la viande, aurait-elle ajouté, elle n’en avait que très rarement mangé ; mais l’abbesse interrompit le cours de ses pensées :
— Je comprends tes hésitations, ma fille, mais tu n’as pas besoin de donner ta réponse aujourd’hui. Seul le temps te permettra de faire le bon choix.
Puis elle frappa plusieurs fois dans ses mains et deux sœurs apparurent.
— Préparez-lui un bain, pansez ses blessures et donnez-lui des vêtements propres, leur ordonna-t-elle. Le ton de sa voix était radicalement opposé à celui qu’elle avait employé avec Afra.
Les nonnes obtempérèrent respectueusement en joignant leurs mains sur la poitrine. Elles emmenèrent Afra au sous-sol, dans les caves voûtées où elles lui préparèrent un bain d’eau chaude dans un grand baquet de bois. Quand Afra avait-elle pris un bain pour la dernière fois ? Chez le bailli, elle avait réussi à se laver une fois par mois avec quelques seaux d’eau froide qu’elle se renversait sur la tête. Elle enlevait le gros de la crasse avec une sorte de savon à base de suif, d’huile de poisson et de plantes conservé dans un fût qui puait comme le chancre d’un lépreux.
Afra rougit et baissa les yeux lorsque les nonnes lui tendirent un linge pour s’envelopper. Après avoir versé dans le baquet l’eau qui chauffait dans l’âtre, elles l’aidèrent à se déshabiller. Quand Afra fut dans l’eau, les nonnes lavèrent ses égratignures avec des linges et lui apportèrent l’une de ces robes grises en grosse étoffe rêche que portent habituellement les novices. Elles la conduisirent ensuite au premier étage du bâtiment. Afra se laissait faire sans rien comprendre.
Elle entra dans une longue salle servant de réfectoire, dont la voûte étroite était soutenue par des colonnes de travertin, comme dans une église.
Les nonnes étaient en train de prendre leur repas, assises à de longues tables disposées en fer à cheval parallèlement aux murs.
La mère abbesse, assise au milieu, au fond, embrassait du regard toute l’assemblée. Les nonnes regardaient en silence les murs couverts de sentences édifiantes destinées à guider leur conduite sur terre : Dirige toutes tes pensées vers la mort ! – Plutôt que de réfléchir, obéis ! – Ou : L’homme n’est pas sur terre pour rechercher le bonheur. – Ou encore : Tu n’es que poussière et cendre .
On indiqua à Afra une place à l’extrémité d’une rangée de tables. Personne ne sembla tenir compte de sa présence. À l’instar des autres, elle regarda le mur en face d’elle ; elle n’osait se détourner pour jeter un œil derrière elle. Une des maximes la frappa : Ne regarde pas, ne juge pas. Remets ton destin entre les mains du Très-Haut .
Au lieu de l’encourager à la résignation, cette phrase l’incitait à la révolte. Dès que les nonnes eurent fini de réciter une prière qu’Afra ne connaissait pas, elle vit un quignon de pain et un morceau de fromage atterrir devant elle.
Surprise, elle se retourna pour voir d’où venait cette manne tombée du ciel. Deux nonnes portant de grandes corbeilles faisaient le service. Deux autres posaient des pichets d’eau et des verres sur les tables.
C’est alors que la voix sonore de l’abbesse retentit :
— Afra, tu dois toi aussi te soumettre aux règles de notre ordre. Baisse les yeux et rends grâce pour ce qui t’est donné.
Afra adopta l’attitude soumise qu’on attendait d’elle et se jeta sur le pain et le fromage. Elle avait faim, terriblement faim, ce morceau de pain ne suffirait pas à la rassasier. Elle eut même l’impression
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