Les Conjurés De Pierre
dans le réfectoire :
— Luitgard, tu as rompu le silence. Pour ta peine, tu auras deux coups de fouet après les complies.
Luitgard accepta la punition sans broncher. Afra, absorbée dans ses réflexions, lui emboîta machinalement le pas. L’abbesse allait-elle vraiment mettre à exécution ses menaces ? Et si c’était le cas, dans quelles circonstances ?
Elles descendirent l’escalier en colimaçon puis traversèrent la cour pour se rendre à l’église. Les nonnes en noir s’installèrent dans les stalles du chœur, faiblement éclairées par des chandeliers, tandis que les grises s’asseyaient sur de simples bancs en bois dans la nef encombrée d’outils, de pièces d’échafaudage et de tas d’ardoises.
Assise au dernier rang, Afra écouta, songeuse, l’antienne que les nonnes entonnèrent. Jamais elle n’avait entendu de voix si sublimes. C’est ainsi que les anges doivent chanter, se dit-elle. À cet instant précis, les paroles déconcertantes et profondément troublantes de Luitgard lui revinrent à l’esprit : « Ici, on ne vit pas dans l’amour du prochain mais dans la haine et l’hostilité. »
Afra avisa au-dessus de l’autel un grand triptyque en cours d’exécution. Les panneaux latéraux représentaient des généraux romains d’allure imposante, tandis qu’au centre figuraient trois hommes entourant une silhouette aux contours à peine esquissés.
Afra observait le tableau sans comprendre la raison du profond trouble qu’elle ressentait. Pourquoi la figure centrale manquait-elle ? Elle garda pour elle cette question car elle se sentait épiée.
Une fois les complies achevées, les nonnes reformèrent les rangs et se dirigèrent en procession silencieuse vers la cour où soufflait un vent glacial.
Afra suivait le mouvement. Exténuée, elle souhaitait qu’on lui indique où elle pouvait dormir.
Mais au lieu de se diriger vers le dortoir à l’étage supérieur du bâtiment principal, la procession descendit dans les caves voûtées où se trouvait le poenitarium, le lieu dévolu au châtiment.
Les nonnes s’alignèrent contre les murs, serrées les unes contre les autres comme les témoins d’une exécution prêts à parer à toute éventuelle tentative de fuite du criminel.
Une lanterne en fer était suspendue au centre de la voûte et, juste en dessous, il y avait, posé par terre, un billot de bois noueux. Luitgard s’avança, dénuda sa poitrine et s’assit sur le billot, les épaules tombantes et les bras croisés sur ses seins nus.
Afra regarda avec de grands yeux écarquillés la mère abbesse et la grosse nonne armées de fouets et transformées pour l’occasion en bourreaux. Luitgard baissa les bras. La mère abbesse éleva le fouet et l’abattit sur son corps dénudé, la grosse nonne en fit autant. Tandis que les spectatrices poussaient des gémissements plaintifs, comme si elles venaient elles-mêmes de subir le fouet, Luitgard restait stoïque.
À la faveur de la lumière vacillante que projetaient les bougies, Afra aperçut les stries rouges que le fouet avait laissées sur les seins de Luitgard.
Elle était horrifiée. Elle ne pouvait comprendre qu’on puisse infliger un traitement aussi inhumain à Luitgard alors qu’elle-même avait été traitée lors du bain avec le plus grand soin.
Elle était encore tout absorbée dans ses réflexions lorsque la procession s’ébranla à nouveau. En remontant vers le dortoir, dans le bâtiment conventuel, Afra saisit au passage son balluchon qu’elle avait déposé en arrivant derrière la porte d’entrée.
Le dortoir avait la même superficie que le réfectoire situé au-dessus. Les lits ressemblant à des coffres en bois étaient disposés perpendiculairement aux murs et séparés par un tabouret servant à poser ses vêtements. Malgré la paillasse et la couverture qui les garnissaient, Afra avait l’impression de voir une série de cercueils.
Tandis qu’elle cherchait un coffre libre, les nonnes se déshabillèrent, ne gardant sur elles qu’une longue chemise de laine et se couchèrent.
Au bout du dortoir, à proximité des portes en ogive, Afra trouva un lit. Elle mit son balluchon sous le tabouret et commença à ôter ses vêtements.
Soudain, elle sentit des yeux braqués sur elle : soixante-dix paires d’yeux captivés par chacun de ses mouvements. Contrairement aux autres femmes, Afra ne portait pas de sous-vêtements, qui restaient à l’époque le privilège des riches
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