Les Conjurés De Pierre
qu’elles recopiaient. Mildred était vieille et ridée. Philippa, deux fois plus jeune, petite et tassée.
Un rai de soleil automnal traversait la pièce en oblique, les poussières dansaient dans l’air et virevoltaient comme des nuées de mouches.
Une forte odeur de bois vermoulu, de cuir tanné, de fumée et de poussière lui chatouilla le nez. Le plafond semblait vouloir ployer sous le poids des grosses poutres qui avaient pris du ventre. Les murs disparaissaient derrière les étagères où s’entassaient des livres et des parchemins dans un apparent désordre.
L’idée de passer sa vie dans une atmosphère aussi confinée angoissait Afra.
Elle écouta distraitement les explications concises que lui donnèrent les deux vieilles nonnes.
Elles parlaient à voix étrangement basse, dictée sans doute par le respect que leur imposaient les parchemins et les livres. Non, se dit Afra, tu ne resteras pas ici. C’est alors qu’une cloche les appela à la prière.
Vers midi, Afra se rendit au magasin, situé entre l’église et le bâtiment conventuel au-dessus de la remise, où étaient entreposées les réserves de farines, de fruits secs, le sel et les épices ainsi que la toile et le matériel de peinture.
Le peintre avait fait apporter le panneau central du triptyque et une épée en bois posée pour l’instant sur un tonneau, qui servirait de piédestal à sainte Cécile.
Le bossu reçut Afra les bras grands ouverts.
Il semblait en verve, presque exubérant :
— Vous êtes ma Cécile, la seule et l’unique. Je craignais que la mère abbesse ne vous ait convaincue de refuser ma proposition.
— C’est ce que vous pensiez, dit une voix cassante venant du fond de la salle, et l’abbesse sortit de l’obscurité.
Cette apparition inopinée inquiéta Afra, mais aussi le peintre.
— Pensiez-vous peut-être que j’allais vous laisser seul avec cette jeune fille ? dit l’abbesse sur un ton hostile.
— C’est exactement ce que je pensais ! répliqua le peintre avec insolence. Si vous ne disparaissez pas immédiatement, je ne poursuis pas mon travail. Vous trouverez quelqu’un d’autre pour exécuter votre Cécile !
— Infâme brabançon ! siffla l’abbesse furieuse entre ses dents, puis elle partit en marmonnant des mots incompréhensibles, plus proches des jurons que des prières.
Le peintre verrouilla la porte. Cela déplut à Afra. Quand il remarqua ses yeux angoissés, il lui proposa de rouvrir la porte si elle le souhaitait.
— Non, non, fit-elle, moyennement rassurée par sa proposition.
Al to von Brabant lui tendit le bras et la conduisit jusqu’au gigantesque tableau.
— Connais-tu l’histoire de sainte Cécile ? lui demanda le peintre.
— Je ne connais guère plus que son nom.
Alto désigna l’espace vacant du tableau :
— Cécile était une jeune Romaine merveilleusement belle. Son père, que tu vois ici à gauche, voulait la marier avec Valerianus, celui qui se trouve à droite au premier plan. Mais Cécile venait de se convertir au catholicisme, tandis que Valerianus était encore un adepte du polythéisme romain. Elle l’accepterait pour mari à la condition qu’il se fasse baptiser. L’homme à l’arrière-plan est l’évêque Urbain qui réussit à convertir Valerianus. Le préfet Almachius était furieux. Tu peux voir son portrait sur le panneau latéral du triptyque. Almachius fit décapiter Cécile. On dit que le bourreau, représenté sur le panneau de droite, ne parvint pas à trancher complètement son ravissant cou. Cécile agonisa trois jours avant de mourir. Puis on l’habilla d’une robe lamée d’or et on la déposa dans un cercueil en bois de cyprès, qui fut déposé dans les catacombes. Des siècles plus tard, un pape fit ouvrir son cercueil, et on retrouva Cécile intacte dans sa robe transparente, aussi belle que de son vivant.
— C’est une belle histoire, mais vous y croyez ? lui demanda Afra songeuse.
— Non, évidemment ! répliqua Alto avec un sourire entendu. Mais pour un artiste, la foi est comme un arc-en-ciel entre la terre et le firmament. Et maintenant, prends cette robe et enfile-la !
Afra écarquilla les yeux. Alto lui posa sur les deux bras une robe en mousseline transparente lamée d’or. Afra n’avait jamais vu de vêtement aussi précieux.
— Ne fais pas de manière ! insista le peintre, tu vas voir qu’elle est faite pour toi.
Plus Afra regardait la robe, plus elle se sentait
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