Les Conjurés De Pierre
que cette frugale collation lui avait encore plus ouvert l’appétit. Afra jeta un coup d’œil oblique sans tourner la tête vers la nonne à côté d’elle qui avait repoussé son pain après en avoir croqué une bouchée. Afra attendit impatiemment le moment propice, et d’un geste vif, attrapa le morceau de pain.
La nonne éleva la main brusquement comme pour lui faire comprendre que c’était le sien. Mais était-ce bien cela qu’elle avait voulu dire avec ce geste brusque ? Quoi qu’il en soit, Afra avala le pain en un clin d’œil et but aussi vite un grand verre d’eau.
Après avoir dit les grâces, les nonnes se levèrent. Elles étaient maintenant autorisées à bavarder un peu.
La voisine d’Afra profita de ce moment pour lui adresser la parole sur un ton étrangement écœuré.
— Pourquoi as-tu mangé ce pain ? lui demanda-t-elle avec un air réprobateur.
— J’avais faim. Cela fait deux jours que je n’ai rien mangé.
La nonne roula des yeux effarés.
— Je te le revaudrai à l’occasion, lui dit Afra.
— Ce n’est pas la question ! répliqua la nonne.
— De quoi s’agit-il alors ? demanda Afra en écarquillant les yeux.
— Il y avait un crapaud dans le pain, un véritable crapaud !
Afra eut comme un haut-le-cœur, elle eut l’impression que son estomac se révulsait. Mais elle se souvint que chez Melchior, elle avait mangé des choses bien plus répugnantes pour ne pas dépérir. Elle déglutit, une fois, deux fois, puis demanda à son interlocutrice qui avait fait cela.
La nonne lui répondit sur un ton teinté de rancœur :
— Qui donc ? Mais une des nôtres, bien sûr, notre sœur boulangère !
— Mais pourquoi ?
— Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! Il faut que tu saches que dans cette abbaye, l’ennemi est partout. Chaque nonne que tu croises a abouti ici à la suite d’un parcours personnel et se figure avoir été plus malheureuse que sa voisine. L’observance du silence, l’introspection et la contemplation t’amènent à fabuler. Après quelques mois de cette vie, tu es convaincue que l’une ou l’autre en veut à ta vie et, effectivement, il ne se passe pas une année sans que plusieurs parmi nous ne meurent, soit en mettant fin à leurs jours, soit en étant les victimes d’une machination. Tu as sans doute déjà remarqué que la nouvelle abbatiale n’a pas de tour et que toutes les fenêtres ont des grilles. Pourquoi donc à ton avis ?
— Et le crapaud dans le pain ?
La nonne fronça les sourcils. Son front se plissa de rides profondes et inquiétantes :
— Le crapaud, tel le serpent, symbolise le diable. À l’inverse, la conque est le symbole de la Vierge Marie, car la mère du Seigneur a enfanté dans sa chair la plus sublime des perles, tandis que le crapaud est le plus diabolique des animaux parce qu’il répand les germes du mal. Or le mal ne génère que le mal.
— C’est possible, s’emporta Afra, mais pourquoi la boulangère glisse-t-elle un crapaud dans une miche de pain ? Elle ne sait pas à qui va échoir le quignon de pain.
— Je l’ignore mais j’imagine qu’elle en veut à toutes sans exception et qu’elle cherche à nous jeter un mauvais sort. Comme je viens de te le dire, les apparences sont trompeuses, dis-toi bien que tu n’as que des ennemis ici.
Les bavardages et les chuchotements cessèrent subitement, comme par enchantement, et les nonnes se mirent en rang, l’une derrière l’autre, puis la colonne s’ébranla doucement. De sa place tout au fond, l’abbesse fit comprendre à Afra d’un geste impérieux qu’elle devait rejoindre les autres sur-le-champ. Afra obtempéra sans hésiter.
À cet instant, une petite nonne rondouillarde au souffle court lui donna une bourrade dans les côtes, puis pointa son index vers la place qui revenait à Afra.
C’est alors seulement qu’Afra remarqua les différents coloris de leurs robes.
La petite grosse faisait partie de celles en noir, deux douzaines au total, tandis que les autres portaient, comme elle, un simple habit gris.
Celles en noir étaient hautaines et arrogantes, ne daignant pas accorder un seul regard aux nonnes en gris qui semblaient apparemment soumises et amères.
— Je m’appelle Luitgard, lui susurra sa voisine de table à l’oreille en la poussant devant elle. On m’a dit que tu étais la nouvelle.
Afra acquiesça sans mot dire. Au même instant, la voix fielleuse de l’étique mère abbesse retentit
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